Virus et population : pensons les liens plutôt que la guerre

Depuis le début de la crise qui ébranle notre monde, on a présenté la lutte contre l’épidémie de coronavirus comme une «guerre» que la société est censée livrer à un ennemi invisible et mortel, un adversaire naturel. Personne ne niera que cette parade rhétorique est nécessaire pour mobiliser les populations et justifier des mesures drastiques et politiquement périlleuses. Mais toujours est-il que nous nous trouvons aujourd’hui dans une impasse : dans l’attente anxieuse d’une voie susceptible de nous ramener dans un monde où le Covid-19 aura été terrassé et où les humains pourront à nouveau vivre en bonne intelligence. Alors, il sera temps d’entonner la rengaine «revoilà les jours heureux…» – jusqu’au moment où l’on se souviendra que cette chanson fut écrite en 1929, l’année même du krach de Wall Street.

«Ne jamais laisser filer une bonne crise !» avait déclaré Rahm Emanuel, directeur de cabinet de Barack Obama. Avant de nous embourber dans des discussions sans fin sur les stratégies de sortie, nous ferions mieux d’obéir à cet adage et de profiter de notre semi-réclusion pour étudier les différentes amorces conceptuelles susceptibles de nous aider à comprendre l’épreuve que nous endurons – en privilégiant si possible celles qui éclaireront les scénarios réalistes une fois qu’un plan de déconfinement aura été trouvé.

La vie de laboratoire

Pour y parvenir, le sociologue et philosophe Bruno Latour nous suggère d’engager une recherche empirique. Ses réflexions portant sur la notion de vérité et de référence, ainsi que sur le rôle de la science dans la société, l’ont amené à étudier comment Louis Pasteur, en utilisant son laboratoire comme un «point d’appui», a réussi à déplacer l’équilibre entre l’humain, l’animal et les maladies mortelles. En ce sens, Latour est ce qu’on peut appeler un «philosophe empirique».

Les instituts de santé publique sont nos nouveaux laboratoires, les lieux où s’inventent les amorces qui nous permettront de mieux comprendre la crise du coronavirus. C’est dans ces centres que les épidémiologistes rassemblent des montagnes d’informations afin de construire et de recalibrer sans cesse les modèles mathématiques des transmissions de l’infection. Avec pour but de prédire le cours de l’épidémie et de conseiller les gouvernements dans leurs efforts pour enrayer ou limiter la propagation du virus. Et comme leur travail est bien trop primordial pour être mis à mal, ne serait-ce que par un anthropologue qui promet solennellement de ne pas perturber le travail, pour l’heure, nous allons devoir nous en tenir aux éléments que nous fournissent ces instituts de recherche publique. Ils nous donnent un premier bilan des grands enjeux de cette crise, et c’est déjà beaucoup.

Les modèles épidémiologiques actuels se fondent sur l’expérience issue des épidémies passées et sur les découvertes provenant de tout un éventail de disciplines : les recherches sur la période d’incubation du virus, ses voies de transmission, mais aussi les études médicales analysant ses effets sur le corps humain et calculant le nombre de patients qui auront besoin d’être placés en soins intensifs. Afin de déterminer les taux de transmission, l’apport des sciences sociales est tout aussi nécessaire : il s’agit là d’étudier les comportements de la population en temps normal et lorsqu’elle est soumise à des mesures de «distanciation sociale» conseillées ou imposées par les gouvernements. Face à un virus inconnu, nombreux sont les paramètres qui demeurent incertains. C’est pour cette raison qu’on utilise des simulations informatiques qui nous donnent un aperçu des conséquences possibles de l’épidémie selon des variantes multiples. Dès que de nouvelles données apparaissent, le modèle est réadapté et recalibré pour donner naissance à de nouvelles simulations.

Se connecter pour demeurer

Vue de l’extérieur, la crise liée au Covid-19 peut effectivement apparaître comme une guerre que la société doit mener contre un ennemi impalpable. Mais il suffit de se plonger un instant dans le travail des épidémiologistes pour voir émerger un tableau beaucoup plus contrasté.

Qu’est-ce donc que ce virus ? Comment le définir ? Pour les épidémiologistes, la réponse dépend des nombreux résultats obtenus par le biais de leurs modèles. Dans le cas d’un taux de transmission très faible, le virus pourra continuer à circuler parmi les chauves-souris sans présenter de menace pour la population. On pourra retrouver ce genre de découvertes dans les pages scientifiques des journaux, mais certainement pas sur les gros titres.

La même chose se vérifie pour cette métaphore guerrière qui nous présente comme une entité clairement définie : la «population». Mais la compréhension de cette population dépend elle aussi de nombreuses variables. La population ne saurait être un collectif homogène. La distance que les personnes mettent entre elles, le type d’interactions qui les rassemblent et, partant, le taux de transmission du matériel contagieux, toutes ces données fluctuent selon les strates sociales. Et une fois que l’«immunité collective» est atteinte, cette entité change du tout au tout pour l’épidémiologiste – ce qui est aussi le cas lorsqu’un nombre suffisant de personnes ont pu être vaccinées. Ainsi, on voit bien qu’aucun des deux «camps», que ce soit une «entité naturelle» ou une «société humaine», n’est un ensemble figé. C’est leur relation qui importe.

Si cette remarque peut sembler triviale à première vue, elle a permis à Bruno Latour de développer un important concept philosophique à la faveur de son travail sur Louis Pasteur. Tandis que le sens commun considère que certaines entités – telles qu’un virus ou une population – sont des ensembles figés et par conséquent susceptibles d’interagir, la pensée de Latour inverse cet ordre. Pour lui, la question existentielle à laquelle se voit confrontée toute créature n’est plus «être ou ne pas être», mais «être ou n’être plus». Pour se maintenir, se perpétuer, pour continuer son existence, tout être doit se connecter – et demeurer connectée – à d’autres êtres. Dans l’ontologie relationniste de Bruno Latour, la continuité de l’existence n’est pas garantie par une «nature» innée d’une entité donnée, mais bien par les relations que celle-ci entretient avec d’autres êtres.

Cohabiter avec le virus

Selon Bruno Latour, afin de comprendre en profondeur le monde et notre existence, il nous faut conceptualiser le monde en utilisant des termes relationnistes. Une fois que nous faisons nôtre ce discours, la prétendue dichotomie entre «nature» et «société» part en fumée – et avec elle la métaphore d’une société qui serait en guerre contre la nature. Cette image est fallacieuse ; plus grave encore, elle nous induit en erreur lorsque nous tentons de penser «l’après». Car, en laissant entrevoir une sortie de la situation actuelle, elle nous fait oublier que nous devons penser la continuité de notre existence en même temps que celle du virus.

Nous allons devoir apprendre à vivre durablement avec ce virus qui ne disparaîtra pas du jour au lendemain. Tant qu’un vaccin n’aura pas été trouvé, il nous faudra refondre nos sociétés pour continuer à cohabiter avec le virus – et la distanciation sociale sera toujours de mise. Ainsi, au lieu de rêver à une sortie, à un retour à la normale, nous ferions mieux de commencer à méditer cette question simple : quelles sont les actions, les relations mises entre parenthèses que nous aimerions ne pas voir revenir ?

Comme l’affirmait récemment Bruno Latour, la crise actuelle n’est qu’une répétition générale pour celle qui se profile déjà : la crise climatique. En menant dès maintenant des réflexions sérieuses sur l’épreuve que nous traversons, nous serons mieux orientés, mieux préparés à affronter celles qui nous attendent.

Gerard de Vries, professeur de philosophie des sciences à l'université d'Amsterdam.

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