Vous savez, à Beyrouth aussi, nous sortons

Ces rues, ce sont les miennes, celles où j’ai marché lorsque je séchais les cours, celles où j’ai bu un premier verre avec un futur petit ami. Je me suis assise par terre sur le pavé de la rue Bichat, après une manif à République, et j’ai, maintes fois, dansé dans la fosse du Bataclan. Paris, c’est vingt ans de ma vie, sans lui, j’ai 8 ans. Je dis que je le déteste, mais ce n’est pas vrai, notre relation est «compliquée» et, indulgente, il me rappelle toujours à nos souvenirs. Ce soir-là, comme on est un peu égoïste, j’ai appelé ma famille d’abord, puis mes amis, et même de vieux amis. Tout le monde va «bien» alors j’ai allumé la télé et je me suis connectée sur Facebook. L’horreur a pris toute son ampleur, au fil des heures.

J’habite à Beyrouth depuis quatre ans. C’est ma ville aussi, je construis avec elle de nouveaux souvenirs, à travers les gens, toujours, parce que ce sont eux, vraiment, les liens et les souvenirs. Ce sont eux aussi qu’on tue, les gens, et ils ne le méritent jamais, fussent-ils moches, beaux, ambitieux ou paresseux, intelligents ou imbéciles heureux.

Vous savez, ici aussi, en plein cœur des capitales du monde «arabo-musulman», nous sortons. Nous buvons des cafés et des verres en terrasse, nous dansons et nous allons à des concerts. Nous avons des copains, des copines et nous nous affichons, volontiers, dans les rues de nos villes qui, tous les week-ends, célèbrent, aussi, notre jeunesse. Parfois, nous nous affichons moins, mais nous aimons nos mères, nos pères, nos frères et sœurs, nos amis, nos fiancés, nos amoureux secrets, les cafés à la cardamome. Et nous les détestons aussi, parfois. Ni la liberté, ni le divertissement, ni le «bon vivre» ne sont des exclusivités françaises. Nazem al-Ghazali, un chanteur irakien, (vous savez, ce pays…) chante à une belle inconnue : «Je n’avais rien à faire au marché, je suis descendu seulement pour t’apercevoir.» Personne n’a le monopole des belles choses, ni de la culture, ni de l’amour, ni de la drague, ni du cœur qui vibre.

A Beyrouth, l’Etat islamique, Daech, ou Jabhat al-Nosra ont déjà revendiqué cinq attentats meurtriers en trois ans. Aucun de ces attentats n’a visé la «débauche» de Beyrouth. Pourtant, dans ce domaine, et vos expatriés le savent, nous ne sommes pas en reste.

Nous vivons dans un monde ou les injustices se sont accumulées au point d’ébrécher les vies de ceux qui, péniblement, s’en sortent. Nous vivons dans un monde dont nous ne sommes pas responsables. Et nous mourons, soldats déserteurs au front imaginaire de guerres que nous refusons.

Vous pouvez dire dans vos médias que les explosions de Beyrouth visent le «Hezbollah», mais jamais les bombes n’ont demandé à ceux et celles qu’elles tuaient une profession de foi politique avant de leur sortir les intestins de la bouche. Ce n’est pas votre «culture de la vie» contre une «culture de la mort» venue d’ailleurs. La culture de la mort n’est celle d’aucun peuple. De même, celle de «la vie» n’est l’exclusivité d’aucun. Il y a parfois des gens malades, des sociétés malades. Un monde qui n’en peut plus.

Je sais que vous n’avez pas donné, un à un, votre accord pour les bombes qui ont, depuis longtemps, terrorisé des populations entières qui vous renvoient, en cartes postales, les images apolitiques de leurs enfants, martyrisés, debout près des tentes ou des débris de maisons. Je sais que vous ne vous sentez pas obligés d’accueillir les «pauvres réfugiés», syriens, irakiens, maliens, et pourtant… ce sont les réfugiés de vos guerres, aussi. On vous a convaincus que vos bombes sont des bombes pour la paix. Ça n’existe pas. La misère que vous ne voyez pas, elle, elle existe et si vous imaginez que vos guerres sont «propres», c’est que vous laissez tomber vos bombes bien trop loin pour comprendre ce que les informations racontent.

C’est injuste. Aucun de vous, aucun de nous n’est responsable. Mes amis à Paris, en France, ne sont pas responsables et ceux de Beyrouth non plus. Je ne vous dirais pas que les musulmans ne sont pas responsables : ce faux débat, au demeurant dangereux, ne m’intéresse vraiment pas.

En 2OO4, des attentats ont secoué Madrid. Dans un train, il y avait eu 190 morts, des innocents, des «civils» qui n’étaient, eux non plus, responsables de rien. Le lendemain, agenouillés par terre, les Espagnols avaient crié d’une seule voix «hijo de puta». «Fils de pute». Puis, ils avaient demandé à leur gouvernement de se retirer de la guerre en Irak. Endeuillés, énervés, ils ont obligé le gouvernement à se retirer de la coalition qui frappait l’Irak, à ne pas lâcher de bombes au nom d’un peuple sur un autre. Parce que c’est ça aussi aimer la vie, la respecter et vivre en démocratie. Ils n’ont pas reculé, les Espagnols, ils n’ont pas négocié leur culture, ils n’ont pas cédé à la terreur, ils ont aimé la vie plus fort, plus loin. Aujourd’hui, plus que jamais, la France, «ma France à moi» comme dirait l’autre, c’est une France qui ne se réjouit pas de discours de vengeance belliqueux, c’est une France qui dit non à la guerre et qui puise dans la tristesse la force d’aimer la vie, vraiment, au-delà de ses frontières.

Fourate Chahal El-Rekaby, cinéaste franco-libano-irakienne.

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