Winston, Robert, Jean… l’Europe doit cesser d’invoquer ses grands hommes

Robert Schuman, Jean Monnet et Konrad Adenauer (de droite à gauche) à la première conférence des signataires de la Ceca, à Paris en 1952.<br /> Photo Keystone France. Gamma-Rapho
Robert Schuman, Jean Monnet et Konrad Adenauer (de droite à gauche) à la première conférence des signataires de la Ceca, à Paris en 1952. Photo Keystone France. Gamma-Rapho

Un bon père fondateur est un père fondateur mort. Michel Rocard a été ainsi intronisé, il y a quelques jours, parmi les grands hommes de «l’offrande française à l’Europe». Temporairement, avant que d’autres noms ne prennent le relais. En d’autres temps, ce trait particulier de son engagement politique n’aurait pas même été évoqué. La campagne électorale et les résultats du Brexit ont marqué, depuis plusieurs semaines, un regain d’intérêt pour une rhétorique du grand récit fondateur de l’Union européenne (UE). Ce retour à une narration pseudo-savante n’est jamais aussi puissant qu’en période de crise. Vu de France, la construction européenne partage ce point commun avec le patinage artistique : ennuyeuse la plupart du temps, elle ne réveille les passions qu’en cas de chute.

Cette crise de l’UE est aussi une crise de ses représentations dominantes : celles du rôle assigné aux institutions européennes et celles de la place privilégiée que certains de ses membres voudraient s’attribuer. Et comme en de multiples matières, nos représentations peuvent être fausses tout en provoquant des effets véritables.

Cette grammaire des grands récits avait déjà donné de la voix lors du référendum sur le Grexit. Les partisans d’un maintien de la Grèce avaient ainsi mobilisé l’argument moral qui exigeait qu’on n’abandonne pas Platon et la démocratie athénienne aux marges d’une Europe à laquelle ils auraient donné naissance. Les opposants au maintien de la Grèce dans l’UE avaient, eux, soulevé l’idée d’une autorité morale supérieure des Six, les membres fondateurs qui les autorisaient à décider du sort réservé à ceux qui ne respectent pas les critères de convergences, tout en s’attribuant, pour eux-mêmes, des exceptions légitimées par leur «rôle moteur» dans la construction européenne.

Cette propension aux grands récits se répète aujourd’hui dans un registre émotionnel très marqué. Qu’aurait dit Churchill de cette audace, s’interrogent les Britanniques ? En France, on mobilise plutôt Jean Monnet, Robert Schuman ou Victor Hugo pour souligner l’anachronisme du Brexit. Les «bons Européens» s’indignent sans se rendre compte qu’ils mobilisent de préférence le père fondateur européen de leur nation d’origine. Le repli vers le récit fondateur européen, dont l’essence aurait été perdue ou retrouvée à la faveur des résultats du référendum du 23 juin, est une constante qui semble malheureusement indépassable, aussi bien au plan national qu’européen. Les grands noms de la rhétorique fondatrice avaient tout prédit et expliquent tout. Pour Nigel Farage, Churchill est celui qui détourne le regard du traité de Lisbonne pour se porter vers le grand large («If Britain must choose between Europe and the open sea, she must always choose the open sea»). Pour les partisans du «remain», Churchill est le promoteur incompris des Etats-Unis d’Europe qui se retourne désormais dans sa tombe. Comme pour Victor Hugo, Jean Monnet et les autres, peu importe que ces citations soient toujours sorties de leur contexte et qu’elles aient, au final, peu à voir avec les enjeux contemporains du débat sur l’UE. Ces noms sont autant de schibboleths pour ceux qui, europhiles ou europhobes, veulent s’exprimer sans prendre le risque de se voir accuser d’antipatriotisme.

Pourtant, au lendemain du résultat du référendum britannique, les politiques s’empressent de remarquer enfin que quelque chose ne fonctionne pas dans le récit téléologique européen. Ce récit n’est pas celui d’une intégration toujours croissante, rythmée par des «crises» et des «relances» ; on redécouvre, comme toujours en temps de crise, Paul Valéry ou Stefan Zweig et leur Europe mortelle. On cite moins Brecht, qui mettait en garde les peuples contre le besoin de récits héroïques.

En France, à droite comme à gauche, les responsables politiques en appellent à la responsabilité historique et morale de la France, celle qui lui commanderait de prendre la tête d’une Europe des fondateurs. Est-on certain que ce projet d’une Europe à deux vitesses, dont la légitimité des membres est fondée sur leur date d’adhésion et la capacité à mobiliser des figures européennes qui sont avant tout des figures nationales, soit la solution la plus crédible pour qu’un projet européen nouveau puisse émerger ? N’est-ce pas précisément ce qui fait fuir ceux qui n’y trouvent pas ou plus leur place et ceux qui n’y voient qu’une pâle réplique d’un cadre narratif national que l’Europe ne peut, de toute façon, concurrencer de façon efficace ? Comment continuer à défendre cette position d’une Europe vue d’en haut vis-à-vis d’Etats membres dont les gouvernements populistes et europhobes s’abreuvent des discours jugés méprisants de l’Europe occidentale ? N’est-ce pas d’abord ce grand récit du génie créatif et altruiste des «grands hommes» de l’Europe occidentale qu’il convient d’abandonner ? Car pendant que les ministres des Affaires étrangères des six pays «fondateurs» se réunissaient en urgence au lendemain du résultat du référendum britannique, la Pologne, qui présidera en juillet le Groupe de Visegrad (Pologne, République tchèque, Slovaquie et Hongrie), appelait ce dernier à se doter d’une assemblée parlementaire et à refuser toute politique de quota en matière d’accueil des réfugiés. Ce discours héroïque de la création européenne, finalement toujours concurrentiel et national, alimente une opposition eurosceptique en Europe centrale peut-être plus destructrice encore que celle qui a provoqué la sortie du Royaume-Uni de l’UE. Cette diplomatie hiérarchisée, celle des «fondateurs» et celle des «autres», semble pourtant largement ignorée en France, où l’illusion rassurante de la permanence du couple franco-allemand semble tout aussi naturelle que l’insularité britannique. Pendant ce temps, John Kerry s’envolait pour une tournée diplomatique majeure qui lui à fait rencontrer les chefs des exécutifs géorgiens et ukrainiens, avant de rejoindre Barack Obama au sommet de l’Otan à Varsovie. Le centre diplomatique de l’UE semble se déplacer un peu plus à l’est, sans que l’Europe occidentale ne s’en aperçoive.

Christine Cadot, Maîtresse de conférences en science politique, université Paris-8.

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