Wuhan n’a jamais été aussi désolée

Une rue de Wuhan, peu après l’annonce du gouvernement d’interdire à la circulation le centre-ville aux véhicules ordinaires. La ville placée en quarantaine est considérée comme l’épicentre de l’épidémie. STRINGER / REUTERS
Une rue de Wuhan, peu après l’annonce du gouvernement d’interdire à la circulation le centre-ville aux véhicules ordinaires. La ville placée en quarantaine est considérée comme l’épicentre de l’épidémie. STRINGER / REUTERS

Aujourd’hui, c’est le jour du réveillon. Wuhan n’a jamais été aussi désolée. Ce devrait être le moment où l’on se réunit pour fêter la nouvelle année, mais d’innombrables repas de fête de famille viennent d’être annulés. J’ai vu hier des photos de la ville placée sous scellés. Ici, ce sont des policiers et des militaires au visage figé, là, ce sont des voyageurs désespérés. Sur les vidéos, on entend des voix à l’accent de Wuhan qui disent : « Regardez ! c’est la première fois en cent ans que la gare de Hankou a été barricadée. » Les passants se sentent angoissés. Ils ont l’impression que l’histoire est en train de sonner le tocsin.

J’habite dans le quartier de Jiangxia, qui se trouve à près de 40 kilomètres de la gare de Hankou [Wuhan s’étend sur 8 500 km2] . Je ne peux pas m’y rendre, mais je me souviens de ce qui était arrivé aux migrants qui souhaitaient passer les fêtes du Nouvel An dans leur village en 2008 et qui ont été coincés à Canton par des chutes de neige exceptionnelles à l’intérieur du pays. Je peux donc bien imaginer la nervosité de tous ces gens qui sont de passage à Wuhan et n’ont plus les moyens de rentrer chez eux. Le gouvernement a pris la décision en l’espace d’une nuit : la ville est fermée. Mais alors, où vont-ils être hébergés ? Comment passeront-ils le réveillon ?

Des médecins à bout de nerfs

Je suis revenue de Canton à Wuhan le 16 janvier. A ce moment-là, il y avait des rumeurs concernant une forme de pneumonie, mais je n’y ai pas trop prêté attention. Le 18, deux amis m’ont prévenue en toute urgence : l’une disait que le personnel des hôpitaux commençait à tomber malade, que c’était une information interne et elle m’a montré des photos. Comme je pensais qu’il s’agissait de cas exceptionnels, j’ai continué à ne pas m’inquiéter. Je ne m’attendais pas à ce que le 20 janvier la nouvelle ne soit plus censurée. Du coup, tout le monde était rivé à son téléphone portable en train de faire défiler les articles, les photos, les informations…

Le 23 janvier, on ne savait déjà plus combien de malades faisaient la queue devant les hôpitaux espérant pouvoir y être soignés. J’ai même vu ce jour-là des médecins à bout de nerfs se mettre en fureur… Dès que l’on a commencé à obtenir des informations, les nouvelles ont été de mal en pis. Pourtant, ceux qui détiennent le pouvoir chez nous semblent atteints de la maladie de la bonne nouvelle. Quelles que soient les circonstances, où que soient la vérité ou le mensonge, il faut que l’on n’entende que des informations positives. S’il n’y en a pas, on va les inventer. Et si nous leur disons que ce n’est pas vrai, ils veulent nous mettre au pas.

On nous parle d’une chauve-souris qui serait la cause de tout ça, mais les habitants de Wuhan ne sont eux-mêmes déjà pas bien différents des rats et de leurs crottes. Au-dessus de leurs têtes, partout, des détecteurs de mouvement. Au niveau du sol, des pioches commencent à creuser des trous dans le bitume pour empêcher l’entrée ou la sortie des véhicules qui voudraient circuler dans Wuhan, ou encore pire, dans les villages alentours.

Lors du tremblement de terre du Sichuan, tout le monde se disait sichuanais… Maintenant, c’est tout le contraire : les Wuhanais sont devenus des virus ambulants qu’il s’agit d’anéantir complètement. Regardez les annonces qui apparaissent sur toutes les parties du globe : il est descendu tant et tant de voyageurs venus de Wuhan à tel ou tel endroit. Et pas un d’entre eux ne sera considéré comme un être innocent !

Bien sûr, je ne sais pas si je suis contaminée ou non. Mais après les premiers moments de panique, après avoir passé trois jours à tenter de me procurer des masques en quantité, de l’alcool à 90°, des produits désinfectants, des médicaments de base, j’essaye de retrouver le rythme d’une vie normale. Personne ne peut supporter longtemps de rester dans la panique. De toute façon, la panique ne doit pas nous empêcher d’assumer nos responsabilités quotidiennes. La femme d’un ami proche a été contaminée, mais elle n’a pas pu être admise à l’hôpital. Elle devra se soigner en se confinant chez elle.

De plus, tout le monde reste sur le pont. Il y aura encore moins de personnes en vacances que d’habitude : les membres de la Sécurité publique, les soldats, le personnel médical, les pharmaciens, ne peuvent pas prendre de congés.

Moi qui suis une maîtresse de maison, je ne peux pas me mettre en vacances non plus. Nous sommes trois générations à cohabiter. La plus âgée a 96 ans. Elle ne peut plus se lever depuis plusieurs années. Et puis il y a la personne qui vient s’occuper d’elle… Je dois veiller à ce que personne ne soit contaminé (y compris nos trois chats). Ainsi ceux de ma génération [elle est née en 1953] pourront continuer à remplir leurs fonctions, les plus jeunes pourront se rendre normalement à leur poste de travail, et la personne âgée continuera à vivre paisiblement quelque temps.

En accomplissant notre tâche domestique, nous apportons notre contribution à la société et remplissons un travail qui a sa propre valeur. La personne que nous soignons correctement n’ira pas à l’hôpital. Cela libérera un lit, et on peut dire que cela contribuera indirectement à lutter contre l’épidémie, même si celle-ci se déroule à des lieues de chez moi !

Ai Xiaoming est documentariste. Née en 1953 à Wuhan, cette universitaire et féministe a été professeure au département de langue et de littérature chinoises et directrice de la section de littérature comparée à l’université Sun Yatsen, à Guangzhou. Outre ses recherches sur la condition féminine, cette intellectuelle est reconnue pour ses documentaires, interdits en Chine, qui portent notamment sur les violences faites aux femmes (White Ribbon, 2004), sur la difficulté de vivre avec le sida (The Epic of Central Plains, 2007), sur les conséquences dramatiques du tremblement de terre au Sichuan (Women de Wawa, 2009). En 2010, elle a reçu le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes. Traduit du chinois par Marie Holzman.

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