Les microbes, pilotes de nos conflits intérieurs ?

C’est bien connu : «L’homme est un loup pour l’homme.» Constamment, nous sommes amenés à nous confronter, à nous mesurer aux autres. Mais nous pouvons aussi nous entraider, nous associer pour surmonter des défis communs. Notre succès passe alors par la coopération. Dans la nature, les relations entre les organismes vivants ne sont pas moins compliquées.

Quatre sortes d’interactions

Les scientifiques y ont notamment distingué quatre types d’interactions, décrites d’après certains comportements «humains». Tout comportement qui améliore la survie ou la reproduction d’un individu au détriment d’un autre est ainsi qualifié d’égoïste ; par exemple quand des guêpes parasitoïdes pondent leurs œufs dans des larves de pucerons, qui seront dévorées vivantes de l’intérieur. On parle aussi de malveillance quand un organisme saborde ses propres chances tout en nuisant à un autre : c’est le cas de certaines bactéries se transformant en véritables «bombes» de toxines, capables d’exploser et de décimer les autres bactéries avoisinantes.

A l’opposé, un individu peut bénéficier des actions d’un autre. Quand le bénéfice est réciproque, il s’agit de mutualisme. C’est le cas quand deux microbes consomment et recyclent leurs déchets respectifs, et forment des duos de producteurs et de consommateurs réciproques. Plus admirable encore, dans ce champ de métaphores «humaines, oui trop humaines», puisque ces comportements se sont mis en place sous l’action de la sélection naturelle et ne supposent aucune volonté à l’œuvre dans le monde vivant : toute action qui diminue la survie ou la reproduction d’un individu en faveur de celles d’autrui est considérée comme de l’altruisme. C’est ainsi que les abeilles ouvrières ne se reproduisent pas, au contraire de la reine dont elles prennent soin. Les évolutionnistes cherchent à expliquer l’origine et la dynamique de toutes ces interactions. L’analyse des relations de parenté joue là un rôle important. Elle permet de comprendre des actions aussi contre-intuitives que la malveillance, qui ne bénéficie a priori à personne, et l’altruisme qui ressemble à un sacrifice. En effet, comment se fait-il que la sélection naturelle, prompte à éliminer les moins performants d’une population, n’ait pas en premier lieu dézingué les individus enclins à se tirer une balle dans le pied ? La théorie de la sélection de parentèle aide à y voir plus clair : selon celle-ci, ce genre de sacrifice permettrait en fait d’aider un proche à se reproduire… ce qui reviendrait à aider ses propres gènes à se reproduire, puisqu’en général deux proches parents possèdent un certain nombre de gènes en commun. Reprenons le cas de notre bactérie «bombe» de toxine : grâce à des gènes communs, les parents proches de la cellule kamikaze sont immunisés contre son poison… contrairement aux autres bactéries de son environnement, avec lesquelles ils sont en compétition. Ce type de comportement permet de maximiser la survie des vraies cibles de la sélection naturelle : les gènes. Selon le mot du généticien britannique John Burdon Sanderson Haldane, «il est logique de mourir pour sauver deux frères ou huit cousins».

…et leurs limites

La portée explicative de ces théories puissantes mérite réflexion. D’une part, pour que la parenté joue un rôle dans les interactions biologiques, encore faut-il généralement que les organismes en question puissent identifier leurs parents. Mais comment une bactérie ou un oiseau comme le mérion superbe, espèce à la sexualité notoirement volage, reconnaissent-ils un proche ?

D’autre part, la parenté ne suffit pas à expliquer les innombrables cas de coopération entre lignées distinctes, puisque celles-ci sont génétiquement divergentes. Des associations d’organismes différents peuvent pourtant permettre des adaptations conjointes, voire conduire à de véritables transitions évolutives, à l’émergence de nouvelles formes de vie, tels que les premiers eucaryotes dont nous sommes tous issus. Il faudrait aussi expliquer, entre autres questions en suspens, comment ces associations sont régulées, et déterminer ce qui permet le maintien de ces collectifs au cours du temps.

Des découvertes qui changent tout ?

Surtout, des défis conceptuels majuscules surgissent désormais du monde minuscule, bousculant les métaphores établies. Bien qu’encore trop méconnus, les microbes représentent, et depuis toujours, l’immense majorité du vivant. Le nombre des bactéries et d’archées est estimé à plus de 5x1030. Quant aux virus, ils seraient dix à cent fois plus nombreux. Or, on commence tout juste à réaliser l’impact de ce monde de microbes sur le développement, l’évolution, et les comportements animaux et humains. Par exemple, dans notre intestin, nous hébergeons des milliers d’espèces de bactéries et leurs gènes, qui forment un organe supplémentaire, extrahumain, indispensable à notre survie. Ce microbiome intestinal produit un grand nombre de composés chimiques et d’informations, qui se retrouvent dans notre sang. Dans quelle mesure ces associations hôtes-microbiomes conditionnent-elles les interactions dans le monde macroscopique ? Les débats ne font que commencer.

Des relations plus complexes que prévu

Ils s’annoncent compliqués puisque l’évolution va très vite chez les micro-organismes. Les interactions n’impliquent pas seulement deux individus mais des communautés entières. Les relations de compétition et de coopération y changent en fonction des conditions extérieures, des interactions entre espèces, et des variations physico-chimiques environnementales. Ainsi, chez les humains immunodéprimés, de vieux amis deviennent de nouveaux ennemis : telle bactérie intestinale favorisant la digestion se met à provoquer des coliques… On ne peut pas considérer que certains sont toujours tout blancs et d’autres toujours tout noirs : délicieux coopérateurs ou affreux compétiteurs.

Faudra-t-il décrire cette dynamique complexe entre des individus et leurs microbes pour comprendre la compétition et la coopération sur la planète ? Il s’agirait d’un tournant : les interactions entre êtres vivants seraient appréhendées en termes de stabilité de réseaux plutôt qu’en évoquant des comportements humains, fortement connotés. Ce ne serait pas anodin puisque le poids de mots comme malveillance, altruisme, égoïsme, peut donner lieu à d’infinis débats sémantiques sur la meilleure manière de décrire une même relation biologique. Le dicton «Grattez un altruiste et regardez saigner un hypocrite !» en témoigne. La caractérisation des interactions dans le vivant demeure encore à certains égards une question de point de vue, de philosophie.

Eric Bapteste, Directeur de recherche CNRS à l'Institut de Biologie Paris Seine (IBPS) et l’auteur du roman Conflits intérieurs (Fable scientifique), publié en août aux Editions Matériologiques. 268pp. 15€).

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