TikTok est bien une arme de propagande et d’espionnage, voire de manipulation politique

En moins de cinq jours, la loi surnommée « TikTok Bill » a été adoptée par la Chambre des représentants, validée au Sénat et signée par le président Biden, le 24 avril. Objet de controverse depuis des mois, la nouvelle loi accorde un délai maximal de douze mois au réseau social pour rompre ses liens avec sa maison mère chinoise, ByteDance, sous peine d’une interdiction totale sur le sol américain. La détermination avec laquelle le Capitole a entrepris de faire plier l’application utilisée par 170 millions d’Américains a déjoué tous les pronostics.

De nombreux analystes avaient prédit que l’injonction du Congrès, « vendre ou bannir », tomberait à l’eau sous le coup de l’invocation du droit à la liberté d’expression (premier amendement de la Constitution) ou encore des jeux parlementaires préélectoraux entre les deux partis, et ce, à la grande joie de Pékin.

Mais la Schadenfreude (« la joie de faire du mal ») du régime communiste chinois aura été de courte durée. Il s’était pourtant lui-même érigé, dès le 14 mars, en défenseur des libertés fondamentales des Américains dans un rapport intitulé « La vérité sur la prétendue liberté d’expression aux Etats-Unis », qui dénonçait la « répression » de Washington envers TikTok… alors que l’application est interdite en Chine !

Mais Pékin s’est trompé de sujet : l’obligation de changer d’actionnariat imposée à TikTok par le législateur ne touche en rien la liberté d’expression de ses utilisateurs, qui pourront continuer à s’exprimer librement, ici ou ailleurs, mais contrevient plutôt au libéralisme économique.

Consensus bipartisan

Il faut rappeler qu’en septembre 2020 un groupe d’utilisateurs de WeChat avait réussi à faire bloquer le « WeChat Ban » de Trump par un tribunal californien en s’appuyant sur le premier amendement. Les plaignants, majoritairement issus de la diaspora chinoise, avaient convaincu la juge que WeChat, application de messagerie chinoise, était leur unique moyen de communiquer entre eux aux Etats-Unis, car leur faible niveau d’anglais ne leur permettait pas de se servir de Facebook ou de WhatsApp, mais également avec leurs contacts en Chine, où ces applications américaines sont interdites.

Un tel argument ne tient évidemment pas pour TikTok, qui, lui aussi, avait pourtant obtenu gain de cause devant la cour de district de Columbia, en décembre 2020, contre le « TikTok Ban » de Trump. Mais c’était au motif d’un abus de pouvoir : le président était passé, au nom de la sécurité nationale, par un décret présidentiel plutôt que par la loi.

C’est également le cas de l’argument selon lequel les données collectées par un réseau social, qu’il soit américain ou chinois, seraient accessibles à leurs gouvernements respectifs. A ceci près qu’aucune entreprise ni particulier, chinois ou étranger, n’ose attaquer le gouvernement chinois devant un tribunal chinois, alors que les entreprises et particuliers de tous pays, y compris chinois, n’hésitent pas à défier Washington, et bien souvent l’emportent.

Mais le monde n’a plus le même visage qu’en 2020, et TikTok non plus. Il y a, aux Etats-Unis, un consensus bipartisan pour estimer que la Chine de Xi Jinping menace désormais la stabilité de l’ordre mondial. Quant à TikTok, Pékin a, en quatre ans, discrètement restructuré sa gouvernance en parachutant, en avril 2021, un membre du Parti communiste chinois à la direction de ByteDance, qui a ensuite dû céder, en janvier 2023, 98 % de parts de TikTok à de mystérieux actionnaires qui seraient proches du président Xi.

Un reportage paru le 6 mars 2023 dans Caixin Weekly, le très respecté magazine financier pékinois, explique que l’application doit « maintenir des liens étroits avec les principaux organes de contrôle » chinois (ministère du commerce, administration du cyberespace, etc.). Selon le Pew Research Center, 43 % des utilisateurs de TikTok s’informaient régulièrement sur l’application en 2023 contre 22 % en 2020.

Ennemi politique

Tout montre que l’application, loin d’être une vache à lait – TikTok n’est toujours pas rentable à ce jour –, est bien une arme de propagande et d’espionnage, voire de manipulation politique, comme l’a d’ailleurs démontré sa manœuvre du 7 mars : l’application avait envoyé un message pop-up à ses millions d’utilisateurs américains en les exhortant à téléphoner à leurs élus afin d’empêcher l’« interdiction totale de TikTok » et de protéger leur droit constitutionnel de « free speech ». Paniqués, de très nombreux tiktokeurs ont saturé les lignes téléphoniques de leurs élus, dont les numéros leur avaient été obligeamment fournis par TikTok.

Il n’y a d’ailleurs rien de nouveau à légiférer sur les participations étrangères dans le secteur de la communication aux Etats-Unis. Le Communication Act de 1934, la loi fédérale sur les radiodiffusions, prévoit déjà l’interdiction d’accorder une licence de diffusion à toute société ou personne étrangère et limite la part étrangère dans les sociétés qui contrôlent les licences de diffusion. En France, la loi Léotard sur la liberté de la communication (1986) dicte des dispositions similaires et encadre l’implication des personnes « de nationalité étrangère » dans le domaine audiovisuel.

Ce qui est nouveau, c’est que les frontières, estompées par la mondialisation, sont bel et bien réapparues sur la carte du monde. La Chine, qui fut le meilleur partenaire économique, s’avère être devenue le pire ennemi politique. Intitulé Protecting Americans from Foreign Adversary Controlled Applications Act (« protéger les Américains des applications contrôlées par les puissances étrangères ennemies »), le « TikTok Bill » précise les quatre nationalités des applications visées : la Corée du Nord, l’Iran, la Russie et la République populaire de Chine. L’Amérique se met désormais en ordre de bataille dans le cyberespace, où se joue la guerre de l’information. Serait-il temps pour les autres pays d’abandonner aussi la complaisance longtemps nourrie envers Pékin au nom des « bonnes affaires » ?

Isabelle Feng est chercheuse à Asia Centre (Paris) et au Centre Perelman de philosophie du droit (Université libre de Bruxelles).

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