A la lumière du sort réservé au corps de Franco, quarante-quatre années d’histoire de l’Espagne se donnent à lire

Depuis le 13 septembre 2018, l’Espagne vit au rythme des péripéties jalonnant l’annonce de l’exhumation des restes de Franco, enterré le 23 novembre 1975 dans la basilique du Valle de los Caidos. Cette promesse remonte au début du mois de juin lorsque le premier gouvernement socialiste de Pedro Sanchez a déclaré vouloir faire de cette exhumation un point central de son programme. Conforté par le vote favorable obtenu au Parlement le 13 septembre, le décret pris par M. Sanchez en ce sens s’est cependant heurté à une série d’obstacles alimentant un véritable feuilleton, largement nourri par les médias.

Comme dans tout bon feuilleton, le récit des faits a ménagé son lot de suspense (opposés à l’initiative de M. Sanchez, les descendants du dictateur en ont appelé à la justice) jusqu’à la réplique finale qui est revenue au Tribunal suprême. Le 4 juin, cette instance a suspendu en effet l’exhumation prévue le 10 juin. Anticipant les conséquences des élections générales du 28 avril et autonomiques du 26 mai, Sanchez avait fait le pari en choisissant cette date que, quels que soient les résultats sortis des urnes, il serait alors toujours à la tête de l’exécutif pour mener à bien l’opération. Son projet a donc échoué.

L’autorisation d’exhumation que son second gouvernement vient d’obtenir auprès du Tribunal suprême, le 24 septembre, constitue en ce sens un indéniable motif de satisfaction. Il a su l’exploiter d’ailleurs, alors que la nouvelle est tombée au moment même où il devait prononcer son discours annuel devant l’Assemblée générale de l’ONU. Hasard du calendrier ? Pedro Sanchez s’est saisi en tout cas de cette aubaine, faisant de cette décision une date historique pour l’Espagne, qui peut ainsi boucler symboliquement la boucle de la démocratie dans laquelle elle s’est engagée à partir de 1976.

Présence encombrante

La décision récente du Tribunal suprême ouvre donc la porte à la seconde vie des restes mortels de Franco, brusquement ramenés sur le devant de la scène publique plus de quatre décennies après la mort biologique du Caudillo, le 20 novembre 1975. Cette seconde vie illustre les usages que les sociétés font de leurs morts. A la lumière du sort réservé au corps du dictateur, quarante-quatre années d’histoire de l’Espagne se donnent à lire. Cette histoire commence quelques mois après l’inhumation en grande pompe de Franco, lorsque est initié le processus de la transition démocratique. En quelques années, le pays démontre que sous la dalle de 1 500 kilos scellée sur la tombe du dirigeant repose aussi la dictature. La société s’accommode alors de cette présence encombrante du Caudillo, enterré à quelques kilomètres seulement de Madrid, dans son imposant mausolée qui semble déjà appartenir à une époque révolue, en tant que dispositif mémoriel du régime franquiste.

La façon dont cette société s’arrange avec son passé est connue. La transition s’est édifiée sur le pacte de l’oubli qui trouve dans la loi d’amnistie d’octobre 1977 sa clé de voûte. Rares sont les voix qui rappellent alors que la dépouille de Franco gît dans un lieu de sinistre mémoire construit avec le sang des prisonniers républicains, morts à la tâche, et que les restes de nombreux combattants de ce camp y ont trouvé leur ultime demeure, dans le but supposé de réconcilier les deux Espagne.

Franco a donc reposé du sommeil éternel des morts aussi longtemps que les descendants des vaincus n’ont pas demandé réparation des préjudices qu’ils ont subis au temps de la guerre civile, puis sous la dictature, et de l’injustice qui leur a été faite entre 1975 et le début des années 2000 du fait de l’amnésie collective qui s’est saisie du pays. Le retour de la mémoire des vaincus sert de toile de fond à ce qui est considéré désormais dans les discours de Pedro Sanchez comme une « anomalie » dans un pays démocratique.

Symbole ou manœuvre ?

La bataille de l’exhumation livrée par M. Sanchez se joue sur deux fronts : le devenir de ce lieu de mémoire conflictuel qu’est le Valle de los Caidos qu’il s’agirait de neutraliser, de pacifier en en retirant les cendres de Franco, et ce alors même que la montée du parti d’extrême droite Vox favorise de nouvelles appropriations de ce complexe monumental ; les restes mortels de l’homme, qui dans leur matérialité, constituent un des vestiges de la dictature, investis d’imaginaires divers, reliques pour les uns, métaphore d’un passé auquel il est temps de demander des comptes, pour d’autres.

Ces divisions expliquent les lectures multiples auxquelles se prête l’exhumation des restes de Franco : tour à tour symbole politique fort ou simple manœuvre politicienne. Visant à achever l’œuvre que José Luis Rodriguez Zapatero a initiée en 2007 à travers l’adoption de la loi dite de la « mémoire historique », qui a offert un cadre juridique aux revendications mémorielles des vaincus, le programme de M. Sanchez est critiqué par ses adversaires, notamment par le leader du Parti populaire, Pablo Casado. Il masquerait notamment l’incapacité de l’exécutif, privé de majorité aux élections, à affronter la crise ouverte par les revendications à l’indépendance des catalanistes.

Ces querelles n’aident pas à démêler les fils d’une affaire sensible non seulement par les enjeux mémoriels qu’elle recèle, mais aussi parce qu’elle touche au fait mortuaire, à la sacralité des restes, argument que la famille brandit pour dénoncer l’usage que le gouvernement veut faire des cendres de l’être cher, en les déplaçant comme un vulgaire meuble. Cette réification, dont les proches s’offusquent, est-elle le prix à payer pour que Franco redevienne un homme ordinaire, si le transfert de ses restes se fait comme prévu vers le cimetière municipal de Mingorrubio, situé sur la commune d’El Pardo, à 15 kilomètres de Madrid, où repose le corps de sa femme, Carmen Polo ? Cette réinhumation viendrait clore l’acte II du feuilleton. Quant à savoir si elle constituerait la fin de la seconde vie des restes mortels de Franco, le débat reste ouvert.

Isabelle Renaudet est professeure d’histoire contemporaine, université d’Aix-Marseille.

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