Le blasphème, un droit sacré

Daniel Borrillo, juriste, est maître de conférences en droit à l'université Paris-X-Nanterre (LE MONDE, 09/02/06):

Je suis de l'avis de Bernard Shaw, pour qui « toutes les grandes vérités sont d'abord des blasphèmes ». Le blasphème, aboli par la Révolution française, constitue un crime condamné par toutes les religions monothéistes : « Si un homme insulte son Dieu, il doit porter le poids de son péché ; ainsi celui qui blasphème le nom du Seigneur sera mis à mort », statue le Lévitique.

Si nous voulons que la liberté d'expression soit non seulement comprise, mais aussi partagée par l'ensemble de la population, si nous croyons que son efficacité dépend d'une application équitable vis-à-vis de toutes les manifestations religieuses, nous aurions dû commencer par nous mobiliser lors de la censure de la marionnette du pape Benoît XVI ou encore à l'occasion de l'interdiction d'une publicité considérée comme « contraire à la sensibilité chrétienne » par la justice française. Or, à ce moment-là, très peu des voix se sont élevées...

Rappelons la première affaire : un sketch diffusé le 20 avril 2005 sur Canal+, dans lequel la marionnette du pape bénissait les fidèles « au nom du Père, du Fils et du IIIe Reich ». Devant les pressions de l'Eglise, la chaîne a préféré l'autocensure, demandant publiquement des excuses. Ce qui n'a pas empêché sa mise en demeure par le CSA.

Dans la seconde affaire, le tribunal de grande instance de Paris a donné raison à l'association Croyances et libertés (instrument de l'épiscopat) en ordonnant l'interdiction d'affichage d'une publicité pour une marque de vêtements qui mettait en scène un groupe de femmes dans des poses sensuelles représentant La Cène de Léonard de Vinci. Le 8 avril, la cour d'appel de Paris confirma cette décision - contre l'avis du parquet et en opposition à sa jurisprudence antérieure. « Acte d'intrusion agressive et gratuite dans le tréfonds intime des croyances... la légèreté de la scène fait par ailleurs disparaître tout le caractère tragique pourtant inhérent à l'événement inaugural de la Passion » : voici les termes utilisés par les juges pour justifier la censure de la publicité en question.

Depuis quelques années, l'Eglise catholique a compris qu'il fallait livrer combat sur le terrain judiciaire en utilisant le droit positif en matière de protection contre les discriminations et les injures. Manier ces normes anti-discriminatoires afin de restaurer le crime de blasphème constitue, de mon point de vue, une forme de censure à peine déguisée.

En effet, le dispositif de protection contre les discriminations fut créé pour protéger des personnes appartenant principalement à des groupes minoritaires contre les actes et les discours d'incitation à la haine desquels ils seraient victimes. Il s'agit bien de protéger des personnes, et non des systèmes métaphysiques. Ceux-ci sont des constructions culturelles, qui non seulement peuvent mais doivent être soumises à la critique et même à la dérision.

La République s'est créée en grande partie contre la hiérarchie religieuse, et la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat a confirmé la neutralité religieuse de la France. Dans l'espace public, par nature laïque, on doit pouvoir se référer à toutes les religions d'une manière complètement libre et désacralisée.

Or, la forte mobilisation contre le risque de censure en Europe des caricatures de Mahomet - censure que je condamne aussi très fermement - et la faible réaction à la censure effective de la marionnette de Benoît XVI risquent de nous mettre dans la situation paradoxale d'une liberté d'expression à deux vitesses : une liberté sans limites vis-à-vis de la sensibilité musulmane, une autre très restrictive vis-à-vis de la sensibilité chrétienne.

Si nous voulons que notre mobilisation soit comprise non pas comme un manque de respect envers les musulmans, mais comme une véritable défense de la liberté d'opinion, nous devrions à l'avenir être aussi très vigilants contre les formes de censure qui prétendent « protéger » la religion majoritaire de la France.