Asile : vers une Europe à deux vitesses ?

Des migrants africains lèvent les bras pour protester contre leur détention, réclamant leur transfert vers l'Europe, au sud de Tripoli, le 2 février. Photo Mahmud Turkia. AFP
Des migrants africains lèvent les bras pour protester contre leur détention, réclamant leur transfert vers l'Europe, au sud de Tripoli, le 2 février. Photo Mahmud Turkia. AFP

Les questions de migration et d’asile sont de longue date des sujets ardus parfois simplifiés ou à l’inverse complexifiés à outrance. Elles sont souvent manipulées et hystérisées, projetées dans les opinions publiques, comme autant d’objets sur lesquels se déchirer. Généralement, les populistes et les extrémistes en usent, abusent et en tirent les bénéfices.

Ces dernières semaines atteignent un pic de perte de sang-froid là où il faudrait garder la tête froide. On peut faire dire n’importe quoi aux chiffres, et beaucoup parlent d’afflux massif. Il faut ainsi savoir qu’en réalité, les niveaux d’arrivées aux frontières de l’Union n’ont cessé de diminuer. A titre d’exemple, au cours des cinq premiers mois de 2018, le nombre total de franchissements irréguliers de frontières a été presque divisé par deux par rapport à la même période l’année dernière, avec une baisse de 46% (1).

Solutions extrêmes

Pourtant, on assiste au concours Lépine de la solution la plus extrême, la plus nationale, la plus défensive, la plus infaisable… et parfois les quatre à la fois.

Ainsi le ministre italien de l’intérieur a choisi de refuser le débarquement des naufragés de l’Aquarius ; il aurait pu tout aussi bien bloquer les frontières intérieures ou encore commencer ses opérations de retour collectif des 500 000 migrants tel qu’il l’avait annoncé. Au final, il continuera – peut-être – en distinguant et répertoriant les Roms italiens et communautaires, avant d’expulser les seconds. Il est légitime pour ce faire, puisque c’est le mandat que lui a donné, par le vote, un nombre suffisant d’Italiens. Je gage qu’il n’a aucune intention d’en rendre compte ou de se conformer aux textes européens qui interdisent de tels comportements.

Le ministre allemand de l’Intérieur, lui, annonce à la chancelière que sous quinze jours, il se passera de son avis pour refouler les demandeurs d’asile dublinés (2) aux frontières du pays. Personne ne lui demande ce qui se passera quand les déboutés du droit d’asile en Allemagne, réputés tenter massivement leur chance en France – c’est le ministre français de l’Intérieur qui le dit – seront refoulés par les autorités françaises. Elles aussi se sentiront légitimes de ne respecter en rien la solidarité européenne. Angela Merkel pourra toujours limoger son ministre. Or la CSU, alliée de la CDU de la chancelière, voit arriver avec inquiétude les élections régionales dans son fief bavarois, où l’extrême droite est à l’affût. Le risque de voir l’AfD réaliser un bon score rend possible la fin de l’alliance CDU-CSU et une crise politique majeure.

Pendant ce temps-là, d’après des fuites, il semble que les autorités françaises continuent de cogiter à comment bloquer la réforme du paquet asile européen, tout en prétendant vouloir l’harmonisation du droit d’asile. Ainsi, dans un effort remarquable d’inventivité, la directive Accueil aurait été bloquée car il n’y aurait pas assez de marge de manœuvre pour la rétention des mineurs. Sous-entendu, mais c’est plus clair en le disant : il n’y a pas assez de possibilités dans la loi européenne actuelle pour mettre en rétention les mineurs. Le règlement Qualification aurait lui aussi été bloqué par la France, qui voudrait pouvoir révoquer un titre de séjour sans retirer le statut de réfugié pour des raisons de «sécurité nationale». Dit autrement, le réfugié pourrait continuer d’avoir son statut mais sans avoir de droit au séjour… en vivant de l’air du temps, dans un enclos probablement !

Stocker et trier

Parlant d’enclos – ce qui en réalité s’appelle centre de rétention ou centre d’enregistrement –, le projet de conclusions du Conseil européen des 28 et 29 juin indique explicitement «qu’[il] soutient le développement du concept de plateformes régionales de désembarquement […] qui permettraient de procéder à la distinction entre les migrants économiques et ceux qui sont en besoin de protection internationale, afin de réduire les incitations à embarquer pour des trajets périlleux». Que traduire de cette remarquable formulation ? Il est assez clair ici que les gouvernements des États membres de l’Union européenne envisagent de stocker et de trier des migrants de l’autre côté de la Méditerranée pour savoir ceux qui auraient a priori droit à l’asile et empêcher les autres de se noyer. Mais il faut poser alors plusieurs questions :

- Quel pays acceptera d’accueillir ces plateformes ? La Libye (Etat failli) ? La Syrie (Etat en guerre) ? La Tunisie (cible du terrorisme et encore instable politiquement) ? Les pays candidats à l’adhésion (comme test de résistance) ? Et que va proposer l’Union européenne en échange ?

- Le budget européen est-il suffisamment ample et flexible pour qu’une partie du Fonds asile migration intégration soit consacrée au financement des plateformes ?

- Quelles équipes seront projetées sur le terrain pour se consacrer à cette tâche ? Celles des agences nationales en charge de l’asile ? Avec quel impact sur la durée de traitement des dossiers sur le territoire national ?

- Pense-t-on vraiment que les candidats rejetés repartiront chez eux sans tenter une traversée avec des risques d’autant plus grands que «l’interdiction» aura été signifiée avant le départ ?

On le voit, cette tentative d’externalisation des procédures d’asile est bien mal conçue et sujette à de nombreuses critiques.

Vers une «coopération renforcée» ?

Je ne sais pas comment va se solder le Conseil européen des 28 et 29 juin ; mais je lis des propositions qui ressemblent à s’y méprendre à la tentative de créer un groupe suffisamment nombreux d’Etats membres volontaires pour s’affranchir de la pesanteur de l’unanimité.

Ainsi, comment lire la proposition de plateformes, sinon que comme une réponse aux exigences italiennes et aux ambitions françaises ? Comment lire autrement que comme la capitulation d’Angela Merkel devant son ministre de l’Intérieur – et donc le sauvetage de la coalition allemande – la phrase qui dit : «Les Etats-membres devraient prendre toutes les mesures administratives et législatives internes nécessaires pour contrer [les mouvements secondaires de demandeurs d’asile entre les Etats membres]» ?

D’ailleurs le président de la Commission européenne ne s’y est pas trompé en invitant (alors que ce n’est pas son rôle) dimanche «un groupe d’Etats-membres intéressés» à préparer la réunion du Conseil européen. Une forme de coopération renforcée sur les questions de migration et d’asile est-elle en route ?

Sylvie Guillaume, Vice-présidente du Parlement européen, socialiste.


(1) Chiffres officiels de l’agence Frontex, corps européen de garde-côtes et garde-frontières : https://frontex.europa.eu/media-centre/news/news-release/migratory-flows-in-may-decreasing-trend-but-pressure-remains-D6yq3Q

(2) Les demandeurs d’asile doivent déposer leur demande dans le premier pays par lequel ils entrent et y rester. Certains changent de pays pour diverses raisons avant ou après l’examen de leur demande. Ils sont alors identifiés et peuvent être renvoyés dans le pays de première entrée au titre du règlement Dublin.

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