« Burkini » : le Conseil d’Etat s’en est tenu à la loi

Le Conseil d’Etat se prononçant en référé invalide, dans leur principe, les arrêtés municipaux visant à proscrire l’usage du maillot de bain intégral dit « burkini » sur les plages. Au fond, la question posée est celle des limites qui peuvent être apportées à la liberté personnelle – notamment de se vêtir – à la liberté d’exprimer ses convictions en public et à la liberté de circulation, au nom d’exigences relevant de l’ordre public. Comme l’a relevé le premier ministre et comme le prend en compte la décision attaquée du tribunal administratif de Nice validant de tels arrêtés, l’ordre public en cause relève d’une double nature.

Il s’agit d’abord de l’ordre public classique, l’ordre public matériel, qui vise à mettre fin ou à prévenir des troubles (altercations, scandales…), dans un contexte déterminé, et d’un ordre public « immatériel » qui renvoie à la défense de certaines valeurs.

En l’espèce ces deux considérations étaient imbriquées. Il s’agissait à la fois d’éviter des conflits susceptibles d’opposer différentes catégories de baigneurs, dans le contexte des attentats islamistes, et par ailleurs de faire obstacle à ce qui a pu être considéré comme une manifestation, voire une provocation de fondamentalisme islamique, une revendication identitaire visant à se séparer de la communauté nationale, et une atteinte aux valeurs relatives à la place des femmes dans la société.

La complexité de la question tient au fait qu’elle mêle des enjeux politiques essentiels, tenant à la place de l’islam dans la société et au choix entre une conception communautariste ou identitaire de la nation, et des enjeux juridiques. De ce dernier point de vue, le principe de non-discrimination contraignait les maires à « habiller » des mesures à visées spécifiques (tenue islamiste) en mesures de portée générale (des tenues présentant un caractère religieux ostentatoire) et à mettre l’accent sur des menaces à l’ordre public matériel (lié à des circonstances particulières de temps et de lieux) sans pouvoir, faute de compétence, prendre position sur les exigences de l’ordre public immatériel.

C’est ainsi une situation assez confuse, tant sur le plan politique que sur le plan juridique, qui est soumise au juge administratif, ce dernier étant conduit à traiter sur un plan strictement juridique – tout du moins en apparence – des questions qui relèvent d’abord et essentiellement d’un choix politique.

C’est en se fondant sur une conception restrictive de la compétence des maires à limiter l’exercice de libertés fondamentales que le Conseil d’Etat, dans son arrêt du 26 août 2016, annule l’ordonnance du tribunal administratif de Nice rejetant les recours contre l’arrêté du maire de Villeneuve-Loubet et suspend l’exécution de ce dernier.

Il juge en effet qu’un maire ne peut réglementer l’accès à la plage et la pratique des baignades que par l’édiction de mesures « adaptées, nécessaires et proportionnées au regard des seules nécessités de l’ordre public, telles qu’elles découlent des circonstances de temps et de lieu… ». Il ajoute qu’« il n’appartient pas au maire de se fonder sur d’autres considérations… ». La compétence des maires est ainsi bornée à la seule protection de l’ordre public matériel.

Dignité humaine

Or, dans sa décision du 27 octobre 1995 (commune de Morsang-sur-Orge), relative à un arrêté municipal prohibant un spectacle dit de « lancer de nain », le Conseil d’Etat avait jugé qu’alors que « cette attraction porte atteinte à la dignité de la personne humaine (…). L’autorité investie du pouvoir de police municipale pouvait, dès lors, l’interdire même en l’absence de circonstances locales et alors même que des mesures de protection avaient été prises pour assurer la sécurité de la personne en cause et que celle-ci se prêtait librement à cette exhibition contre rémunération ».

De même, dans sa décision « Dieudonné » (ordonnance du 9 janvier 2014), le Conseil d’Etat avait validé l’interdiction d’un spectacle en jugeant qu’il existait un « risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine (…). Qu’ainsi, en se fondant sur les risques que le spectacle projeté représentait pour l’ordre public et sur la méconnaissance des principes au respect desquels il incombe aux autorités de l’Etat de veiller, le préfet (…) n’a pas commis, dans l’exercice de ses pouvoirs de police administrative, d’illégalité grave et manifeste ».

Proportionnalité

Dans la présente décision, le Conseil d’Etat se garde prudemment d’entrer dans un débat sur le point de savoir si le port du burkini porte atteinte aux « valeurs et principes consacrés par la tradition républicaine », c’est-à-dire à l’ordre public immatériel. Il limite les pouvoirs des autorités municipales à la protection de l’ordre public matériel et juge selon un contrôle classique de proportionnalité que les mesures prises ne sont pas proportionnées aux risques invoqués – émotion et inquiétude résultant des attentats terroristes.

Le dernier mot ne saurait en tout cas rester au juge. C’est au législateur qu’il appartient, sous le contrôle du Conseil constitutionnel, de trancher cette question. C’est en effet à lui, en tant qu’il exprime la volonté générale, de dire, comme il l’a fait pour le voile intégral, si le port de certaines tenues est, au regard de la situation actuelle, contraire aux valeurs nationales. La difficulté n’est pas moindre.

En effet, si ce dernier édicte des mesures précises et spécifiques (par exemple l’interdiction du burkini), son action risque d’être vaine face à d’autres formes de provocation qu’il n’aura pas envisagées. S’il procède par voie de dispositions générales concernant un comportement qui vise à s’identifier à une communauté, en manifestant le rejet de l’appartenance à la communauté nationale, le champ d’interprétation laissé aux autorités administratives, notamment municipales, et au juge peut présenter des risques pour les libertés. Il reviendra également au Conseil constitutionnel d’adapter son contrôle aux exigences spécifiques tenant à l’ordre public tant matériel, qu’immatériel, sauf à ce que le Constituant tranche in fine la question.

Bertrand Mathieu, professeur à l'Ecole de droit de la Sorbonne Université Paris I et ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature.

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