Dix ans d’humanitaire en Syrie

Dix ans après le début du conflit, le bilan humanitaire reste catastrophique. Plus de 5,5 millions de Syriens sont encore réfugiés dans les pays avoisinants dont 3,6 millions en Turquie et 880 000 au Liban, pays déjà très durement touché par une crise économique. Six millions de personnes sont toujours déplacées à l’intérieur de la Syrie. Depuis 2015, près de 1,9 million de migrants, en premier lieu des Syriens, ont tenté de trouver refuge en Europe.

La Syrie reste un des pays les plus dangereux au monde pour les humanitaires et tous les professionnels de santé engagés dans les soins aux victimes du conflit. Entre 2011 et 2020, 269 humanitaires ont été tués dont 98 % de Syriens, et 900 soignants ont perdu la vie. Le ciblage systématique des acteurs humanitaires a suivi deux processus concomitants.

Expansion des organisations jihadistes

Du côté du gouvernement syrien d’abord, la législation a considéré comme terroriste, tout humanitaire travaillant dans les zones contrôlées par l’opposition. Sur les 600 hôpitaux et structures de santé qui ont été attaqués en dix ans, 90 % l’ont été par l’armée syrienne et son allié russe. Des centaines de milliers de civils, accusés de soutenir les rebelles, ont été assiégées, bombardés, et gazés. La faim a été utilisée comme une arme de guerre systématique. Et tous ces crimes internationaux ont été commis dans l’impunité, à la porte de l’Europe.

En zone rebelle, l’autre processus qui affecta l’accès des humanitaires, fut l’expansion des organisations jihadistes, et la menace sur les Occidentaux. L’égorgement en 2014 par Daech de David Haines, un humanitaire de l’ONG française Acted, dont huit employés ont été exécutés récemment au Niger, marqua un point de non-retour.

En parallèle, de nombreux médecins ou activistes syriens se sont organisés pour porter également assistance aux populations. C’est sur eux que se sont appuyés les grandes organisations humanitaires internationales pour conserver l’accès au terrain. D’abord peu structurées et souvent inéligibles aux financements occidentaux, ces associations syriennes devinrent les chevaux de Troie de l’humanitaire, jusque dans les zones djihadistes. Les Nations Unies ou les ONG internationales, se virent reléguer à la gestion des contrats liés aux subventions européennes ou américaines, captant au passage de quoi financer leurs bureaux en occident et au Moyen-Orient.

Mais en contrepartie, les obligations de cet humanitaire international «professionnel» et capable de gérer administrativement les milliards d’euros d’aide, étaient claires : il fallait soutenir ces acteurs syriens, les former et les protéger. Pourtant l’humanitaire a bien souvent failli à ses obligations, et les exemples sont nombreux de ce qui a été ressenti comme des trahisons par les Syriens.

La Ghouta orientale est une zone en périphérie de Damas où près de 300 000 habitants ont été assiégés pendant cinq ans par le régime du président Bachar al-Assad. Dans cette enclave, les associations syriennes ont pris tous les risques pour mettre en œuvre des projets humanitaires sous la tutelle des ONG occidentales installées à Beyrouth.

Un humanitaire de super bureaucrates

Quand en mars 2018, devant les caméras du monde entier, les armées syriennes et russes ont pilonné la zone, enterrant vivants les civils dans les caves, les employés d’une petite association syrienne, étaient eux aussi dans la poussière à attendre la mort. Dans la nuit, l’organisation décida d’évacuer son personnel en urgence. Elle appela donc son partenaire à Beyrouth pour la prévenir, une ONG internationale dont le budget annuel avoisine les 650 millions d’euros. Il leur fallait en effet laisser 7 000 dollars à leurs employés pour qu’ils fuient avec leur famille en payant des passeurs ou en corrompant l’armée qui les assassinait. Une fois le personnel à l’abri, la petite association demanda le remboursement de la somme selon une procédure dite du «devoir de protection». Mais le mastodonte humanitaire, a toujours refusé de rembourser ces 7 000 dollars. Le prétexte est absurde. Au moment de l’évacuation du personnel sous les bombes, la demande avait été faite à l’oral, alors qu’elle aurait dû l’être par écrit… Voilà bien l’évolution d’un humanitaire de super bureaucrates, pour qui un document signé vaut plus que la vie d’un homme.

Suite à la chute de la Ghouta orientale, cette ONG internationale est allée là où le vent, ou plutôt les financements, la portait: d’autres zones, d’autres subventions, d’autres partenaires. La petite association syrienne a depuis fermé ses portes par manque de fonds et de soutien. Quand un des anciens employés syriens me raconte cette histoire, il est au Liban, réfugié comme des millions d’autres. Il en pleure presque que je m’intéresse à lui tant il s’est senti trahi, abandonné, et maintenant tellement inutile malgré tout ce qu’il a fait, et tout ce qu’il a appris.

Cette guerre a forcé plus qu’ailleurs, un repli total du droit international humanitaire. Pourtant cette tentative d’anéantissement par la violence de l’esprit de révolte du peuple s’est heurtée sur son extraordinaire solidarité. Ces médecins, casques blancs, volontaires, ont prouvé que les Syriens savaient rester unis.

Cette crise a également montré que, dans les nouveaux paradigmes internationaux de la guerre, le bon médecin blanc des French Doctors devait lâcher sa blouse, s’effacer, et sortir du feu des projecteurs. Cette guerre terrible doit encore rappeler plus que jamais aux acteurs de secours, qu’en dehors des besoins de redevabilité aux bailleurs de fonds ou de gestion administrative des contrats, outre les principes d’indépendance ou de neutralité, il en est un autre qui doit l’emporter sur toutes les considérations, c’est celui d’humanité.

François Dupaquier, expert humanitaire de la crise syrienne, directeur de FrontView. Dernier livre paru : Juste parmi les hommes (Fayard).

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