Florence Hartmann, journalisme et châtiment

Le verdict du procès que le tribunal pénal international pour l’ex Yougoslavie (TPIY) intente contre la journaliste française Florence Hartmann sera lourd de conséquences pour nos démocraties.

Pendant six ans Mme Hartmann a été la porte-parole du procureur de ce tribunal. Elle a quitté son poste quelques mois avant la fin du mandat de Carla Del Ponte et a repris son activité de journaliste en témoignant de son expérience dans son livre Paix et châtiments (1). Elle décrit un TPIY partagé entre ceux qui sont convaincus que seule la vérité pourra ramener confiance et paix dans la région, et ceux qui pensent qu’un compromis politique sera plus efficace, quitte à «négocier» une vérité officielle avec les successeurs des coupables. Elle fustige ceux qui, au sein du tribunal, ont tout fait pour cacher le rôle des grandes puissances dans ces guerres et leur complicité objective avec Milosevic.

Qu’un ancien membre du tribunal utilise sa connaissance du dossier pour faire œuvre journalistique dérange le TPIY. C’est une affaire de principe, qui, à ses yeux, touche au secret de l’instruction et n’a rien à voir avec la liberté de la presse. Concrètement, le TPIY reproche à Florence Hartmann d’avoir enfreint l’article 77 de son règlement qui stipule qu’un membre du personnel ne peut rendre publiques les pièces d’instruction dont il a eu connaissance pendant son mandat. Florence Hartmann avait cité dans son livre l’accord entre le TPIY et l’Etat serbe qui a permis à ce dernier de fournir des documents nécessaires pour établir la culpabilité de Milosevic. Cet accord devait rester secret car la Serbie n’avait fourni ces documents qu’à condition qu’ils ne puissent être utilisés pour la contraindre à payer des dommages de guerre importants.

Les audiences ont établi que Florence Hartmann n’avait pas diffusé le texte de l’accord secret mais seulement évoqué son contenu. Ce n’était pas une révélation : l’existence de cet accord avait été divulguée plus tôt à plusieurs reprises dans différents médias, en particulier en Serbie, où il avait même fait l’objet d’un livre. Le dossier contre Florence Hartmann s’est donc beaucoup affaibli. Le procureur a reconnu qu’une peine d’emprisonnement n’était pas nécessaire (cela pouvait aller jusqu’à sept ans) et s’est contenté de demander une amende allant de 7 000 à 15 000 euros, toujours au nom du principe du respect du secret de l’instruction. Le tribunal rendra son jugement à la mi-septembre.

A première vue, une amende modérée prononcée par le TPIY pour sauver la face passerait aisément dans les oubliettes de l’actualité. Or, c’est justement là que réside le danger de cette affaire. Car les conséquences du verdict dépasseront largement le cadre de ce procès. Le TPIY prétend défendre des valeurs fondamentales s’imposant aux responsables politiques et appareils judiciaires nationaux et donc à l’humanité entière. Ses jugements ont vocation à faire jurisprudence et définir un cadre légal pour l’exercice des libertés, y compris celles d’informer ou de juger, qui s’imposera à nous tous. Il est donc essentiel de réfléchir aux conséquences du jugement attendu.

Côté accusation, il s’agit d’empêcher les personnes ayant un accès confidentiel aux dossiers de pratiquer des «fuites». Or Florence Hartmann n’est pas poursuivie pour cela et il n’y a aucun soupçon à son égard. Quant à l’accord secret, on l’a vu, elle n’est pas à l’origine de sa divulgation. Elle n’a donc fait qu’exercer son droit de réflexion en étayant son témoignage sur des faits de notoriété publique.

Qui avait intérêt à divulguer l’existence de cet accord ? Il est évident que la Serbie ne peut que s’en réjouir car il prouve que le pouvoir de Belgrade défend avec opiniâtreté les intérêts de ses compatriotes. De là à penser que c’est de Serbie que sont venues les fuites il n’y a qu’un pas tentant à franchir.

Qui avait intérêt à le garder secret ? Le TPIY sans aucun doute. Car cette affaire démontre que, pour mener à bien sa mission, il est prêt à négocier avec des parties prenantes et, en ce faisant, à ne faire connaître qu’une partie de la vérité. C’est là que se situe le reproche réel qu’il fait à Mme Hartmann. Cette dernière prouve, par son témoignage, qu’il existe un débat interne au TPIY sur les compromis acceptables. Elle nous fait savoir que certains membres de ce tribunal sont prêts à s’auto-attribuer un territoire de légalité particulière, un statut de justiciable spécial interprétant la notion de justice internationale hors de tout compte à rendre au public qui le finance.

Dès lors, le délit ne serait pas de commettre ces actes mais de les faire connaître. Une condamnation, quelle que soit la peine retenue, introduirait deux notions inacceptables. L’appareil judiciaire international serait investi de droits exceptionnels dont il pourrait décider du secret au nom de l’instruction. Il déciderait de ce qui pourrait être dit et par qui. Et la presse devrait se conformer à ce «politiquement correct», personne ne pouvant y déroger, surtout pas les anciens membres du personnel qui voudraient faire connaître des faits dérangeants. Les journalistes seraient laissés libres d’interpréter cette condamnation pour exercer leur métier, ce qui reviendrait à les encourager à l’autocensure.

On est donc loin des grandes idées qui ont présidé à la naissance de ce tribunal : servir de modèle à la Cour pénale internationale et rendre les crimes contre les droits de l’homme imprescriptibles. Parmi ces crimes, le TPIY a oublié que la propagande et la manipulation de la presse ont joué un rôle considérable dans les guerres des Balkans. Il préfère faire place à une notion de compromis nécessaire et caché. Or, c’est précisément cette notion de compromis négocié dans un soi-disant intérêt général, par des hommes convaincus de leur situation exceptionnelle, qui a prolongé ces guerres des années 1990.

Condamner Florence Hartmann, c’est ouvrir la porte à toutes les dérives, c’est accepter qu’un jour, on juge en secret, c’est prendre le risque que la notion même de justice internationale soit durablement décrédibilisée au grand soulagement des criminels politiques. C’est rendre possible qu’un jour ait lieu une affaire de type «Outreau» à l’échelle du monde.

(1) Ed. Flammarion.

Stéphane Manier, journaliste, ex-envoyé spécial en Yougoslavie et rédacteur en chef à France 2.