Internet et son potentiel démocratique

Après les élections américaines, qui avaient démontré au monde la puissance mobilisatrice des réseaux sociaux (Facebook et MyBarackobama.com), c'est la crise iranienne qui a sensibilisé la planète au pouvoir d'information des sites dits de "microblogging", dont Twitter.com est le premier à toucher une audience internationale. Depuis les rues de Téhéran, les témoignages en temps réel ont afflué sur Twitter pour étancher la soif d'expression des jeunes Iraniens, et combler l'appétit d'information de médias classiques empêchés de faire leur travail sur place.

Dans les élections américaines comme iraniennes, c'est bien du rapport entre Internet et la démocratie qu'il s'agit : la révolte citoyenne des Iraniens en 2009 répondant à la fièvre mobilisatrice des Américains en 2008, pour montrer que pouvoir de construction et pouvoir d'opposition sont les deux faces d'une même pièce.

Du point de vue du peuple, la mobilisation citoyenne sur les sites d'information et de partage mesure notre vitalité démocratique : c'est l'axe de la démocratie réelle sur lequel le peuple iranien donne au monde une leçon de courage et de maturité. Du point de vue de l'Etat, inversement, la prétention à contrôler la diffusion des contenus sur Internet devient un étalon de la liberté démocratique : c'est l'axe de la démocratie institutionnelle que certains pays sont tentés de bafouer en censurant des sites grand public ou en restreignant l'accès de leurs citoyens à Internet.

Twitter a un incroyable pouvoir multiplicateur. Un message peut être lu et dupliqué des millions de fois pour atteindre une audience mondiale en quelques minutes. C'est la viralité, l'effet de "buzz", comme disent les spécialistes, qui découle des innovations technologiques du Web 2.0. Ce qui menace le pouvoir de diffusion, c'est le filtrage des messages ou le blocage de l'accès à un site légal par le pouvoir en place. Cette menace n'est pas nouvelle : c'est tout simplement la version moderne et technologique de la censure.

Cependant, cette menace semble perdre du terrain. D'une part, la pression de l'opinion publique internationale condamne de plus en plus ouvertement de telles atteintes à la liberté d'expression sur des plates-formes sans frontières (Google, YouTube). Ainsi le geste sans précédent de la secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton, qui a exigé que Twitter.com reporte une opération de maintenance sur son réseau pour permettre aux Iraniens de continuer à s'exprimer à travers le site. D'autre part, la dynamique de la technologie elle-même finit toujours par permettre le contournement des filtrages et des blocages, qui rend presque obsolète l'idée même de censure.

Beaucoup plus décisifs sont à notre sens les enjeux et les menaces qui pèsent sur l'autre grande qualité qui rend Twitter si indispensable aujourd'hui : le caractère personnel des témoignages sur le réseau. Twitter n'est qu'une plate-forme neutre, qui s'efface devant les individualités qui l'enrichissent de leurs messages et de leurs points de vue. Son succès découle du caractère authentique de ses contenus, du fait que j'identifie la personne que je lis à un alter ego. Dans le témoignage d'un citoyen iranien qui m'écrit des rues d'Ispahan, je reconnais le point de vue d'un autre moi-même qui n'est pas le dirigeant ou le journaliste, mais le citoyen que j'aurais pu être dans d'autres circonstances. C'est dans ce rapport à l'autre que se crée le lien démocratique, qui est un lien d'empathie et de partage. C'est en cela - beaucoup plus que dans l'effet mécanique du "buzz" - que Twitter est porteur de sens.

Ce qui menace cette valeur est beaucoup plus sournois que la simple censure : c'est la manipulation. Le faux témoignage (écrit, photo ou vidéo) qui viendrait d'une source déguisée, d'une source officielle et politique qui ne dirait pas son nom pour mieux instrumentaliser l'émotion de ses effets. Ce qui menace Twitter, c'est moins la censure que la contrefaçon, la copie, en somme, le faux. Ainsi, face à l'émergence de ces nouveaux outils de communication, l'enjeu central pour nos démocraties est de savoir protéger l'authenticité de ce lien numérique entre les citoyens du monde. L'enjeu est la vérification des sources, dont la responsabilité repose sur la vigilance des professionnels de l'information. Cette grande menace nous concerne tous. Et si c'est grâce aux actualités américaine et iranienne que nous sommes sensibilisés au potentiel démocratique de ces nouveaux médias, c'est bien la France qui est à l'avant-garde. Plus que tout autre débat sur la planète, c'est le cas Hadopi qui pose aujourd'hui les questions auxquelles nos sociétés devront répondre demain sur le terrain de la démocratie.

Le parallélisme des deux débats fait apparaître de curieuses similarités. Sur le pouvoir multiplicateur d'Internet, il en est de même pour la viralité des contenus sur Twitter que pour la circulation des oeuvres musicales : les mécanismes de la censure sont incomplets. Aucune solution technologique ne peut vraiment mettre fin à la copie, et le Conseil constitutionnel a reconnu définitivement l'accès à Internet comme un droit fondamental des Français.

La question de la protection des oeuvres se joue donc ailleurs, dans la nécessité de protéger le caractère personnel des messages : l'oeuvre d'art a cela de commun avec le témoignage sur Twitter qu'elle exprime le point de vue sur le monde d'une individualité originale. Son sens et sa valeur reposent sur le caractère singulier et inaliénable d'un témoignage personnel mis à la disposition de tous. Ainsi il en va de même pour l'étudiant révolté des rues de Téhéran que pour l'artiste qui enregistre sa chanson à Paris : l'enjeu est de s'assurer que la vaste diffusion de son message n'étouffe jamais le lien qui l'unit à chacun de ses destinataires. Que la reconnaissance de la source soit partie intégrante de la construction du sens.

Notre société doit reconnaître la dette que nous avons tous envers celui qui a la générosité de partager avec nous son témoignage le plus précieux - quel que soit son support. Faire comme si celui-ci n'existait pas reviendrait à briser le sens du partage, qui est au coeur de l'expérience artistique comme de la vie démocratique. Reconnaître le caractère inaliénable d'un témoignage personnel, tel est le sens profond de la réflexion en cours dans Hadopi, qui rayonne bien au-delà de l'industrie du disque, jusqu'au sens de notre vie en commun dans une démocratie.

Franck Louvrier, conseiller à la présidence de la République pour la communication et la presse.

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Le contesta Jérémie Zimmermann, cofondateurde La Quadrature du Net (LE MONDE, 28/08/09): Internet et rhétorique.