Haut-Karabakh: un «Etat fantôme» peut-il disparaître?

Des Arméniens du Nagorny Karabakh en route pour l'Arménie. 26 septembre 2023 — © Stepan Poghosyan / keystone-sda.ch
Des Arméniens du Nagorny Karabakh en route pour l'Arménie. 26 septembre 2023 — © Stepan Poghosyan / keystone-sda.ch

L’exode des Arméniens du Karabakh, une déportation provoquée par une politique délibérée de nettoyage ethnique d’une région arménienne enclavée dans l’Azerbaïdjan depuis le début de l’époque soviétique, est une tragédie de plus dans l’histoire du peuple arménien. Contre le principe de l’autodétermination et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qui avait conduit les Arméniens de cette région à autoproclamer l’indépendance de la République d’Artsakh, l’Azerbaïdjan a fait valoir le droit à recouvrer son intégrité territoriale. La reconnaissance du principe de l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan (en référence à la Déclaration de Alma-Ata et sur la base de la réciprocité) par le premier ministre arménien, Nikol Pachinian lors d’une rencontre à Prague sous les auspices des dirigeants européens en 2022, semble donc mettre un point final à l’affaire.

Depuis trente ans, le conflit du Karabakh a opposé dans ce confetti de l’ancien Empire soviétique, deux principes contradictoires: le droit inaliénable d’un Etat souverain à préserver son intégrité territoriale d’une part, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes d’autre part. La Déclaration de Alma-Ata du 21 décembre 1991, acte de décès de l’Union soviétique, visant à établir les Etats post-soviétiques en Etats de droit, contenait en fait les deux principes. Le texte mentionne en effet d’une part «le respect de la souveraineté et de la légalité souveraine» et «le droit inaliénable à l’autodétermination» de l’autre.

Comme les autres Etats de facto ou «Etats fantômes» – non reconnus par la communauté internationale — nés sur les décombres de l’Union Soviétique, la république d’Artsakh est née d’une situation administrative-territoriale spécifique. Au début des années 1920, elle fut dotée par Staline d’un statut de région autonome enclavée dans la République soviétique d’Azerbaïdjan. Depuis la guerre de 2020, le président Aliev n’a pas cessé de marteler qu’il ne voulait pas entendre parler de «statut» pour cette région, ni de rétablissement de «région» ou de «district» alors même que le Nakhitchevan, «exclave» de l’Azerbaïdjan et une région autrefois arménienne elle aussi totalement vidée de sa population et son patrimoine archéologique délibérément détruit, conserve toujours quant à lui un statut de «république autonome».

Force est de reconnaître que le statut des entités administratives-territoriales créées à l’époque soviétique à l’intérieur des républiques fédérées, n’a pas été réglé, au moment où les frontières des républiques constitutives de l’URSS sont devenues des frontières internationales. Pouvait-il seulement relever de la compétence des Etats successeurs dès lors que des minorités nationales étaient présentes dans des territoires identifiés? Il s’agit d’un angle mort du droit international, d’où le règlement par la force. Constatant que les Etats reconnaissent tantôt la primauté du principe d’intégrité territoriale (les Occidentaux concernant la Crimée et le Donbass, les Russes par rapport au Kosovo) tantôt le principe de l’autodétermination des peuples (selon un schéma rigoureusement inverse) en fonction de leurs intérêts, le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov a également exposé le cas où un gouvernement porte atteinte de lui-même à son intégrité territoriale. Ce serait selon lui, le cas du gouvernement de Kiev depuis 2014 en guerre dans le Donbass. D’aucuns font valoir avec raison que Bakou a poursuivi à l’égard de cette région arménienne une politique «d’ethnocide» rampant voire de génocide tout au long de l’époque soviétique comme le montre le Livre Blanc compilé par Igor Mouradian en 1989. Dans ces conditions l’Azerbaïdjan ne portait-il pas atteinte à sa propre intégrité territoriale? Cela ne justifiait-il pas l’application du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes?

Depuis la fin du XXe siècle, trois guerres ont abouti à l’éclosion, l’expansion et la destruction de la République d’Artsakh. Les autorités de la république autoproclamée ont annoncé jeudi 28 septembre 2023 une semaine après l’offensive victorieuse de l’Azerbaïdjan menée lors d’une violation massive de l’accord de cessez-le-feu du 10 novembre 2020, la liquidation de ses institutions à partir du 1er janvier 2024. En quelques jours, l’Artsakh a été entièrement vidée de sa population déjà durement éprouvée par des mois de blocus. Stepanakert, la capitale, villes et villages sont désertés. Dans le district de Martakert, le monastère de Gandzasar, joyau de l’architecture arménienne du XIIIe siècle, est laissé seul, gardien de la mémoire arménienne millénaire de ce pays. Quelles instances internationales vont désormais se porter garantes de l’intégrité de ce patrimoine face à la politique de destruction délibérée de tous les monuments qui contreviennent au récit national de l’Azerbaïdjan?

Craignant sans doute la formation d’un gouvernement en exil sur le territoire de l’Arménie de l’Etat de facto de l’Artsakh, les autorités de l’Azerbaïdjan ont arrêté l’ancien ministre Rouben Vardanyan de même qu’un certain nombre d’autres anciens dirigeants de la République d’Artsakh comme David Babayan, ancien ministre des Affaires étrangères. Ils sont transférés à Bakou pour quatre mois, dans l’attente d’un hypothétique jugement. Il est urgent que la communauté internationale se saisisse de ce dossier. L’Azerbaïdjan comme on le sait, n’est pas un Etat de droit et ses intentions belliqueuses sont clairement exposées.

Taline Ter Minassian, professeure d’histoire contemporaine de la Russie et du Caucase à l’Inalco (Paris). Elle vient de publier Sur l’échiquier du Grand Jeu. Agents secrets et aventuriers (éditions du Nouveau Monde, septembre 2023).

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