La bombe à retardement japonaise

Depuis vingt-deux ans, le Japon s'est engagé dans un déclin tranquille. La population diminue et vieillit rapidement, avec un âge médian de 45 ans. L'interminable déflation déclenchée par l'éclatement des bulles boursières et immobilières en 1990 a fait reculer le produit intérieur brut (PIB) de 10 % en termes réels, la richesse par habitant n'étant stabilisée que par la baisse de la population.

Les dépenses de l'Etat sont couvertes pour plus de la moitié par la dette publique qui culmine à 240 % du PIB. Des pans entiers de l'appareil productif ont été délocalisés vers la Chine et les pays émergents d'Asie, tandis que les grands groupes, de Toyota et Nissan à Sony, Toshiba ou Panasonic, sont pris en étau entre le renouveau industriel des Etats-Unis et les nouveaux champions chinois ou coréens, tels Huawei, Hyundai ou Samsung. Avec pour conséquence la relégation depuis 2010 au troisième rang des économies mondiales, loin derrière la Chine.

Pourtant, le Japon montre une étonnante résistance aux crises et présente peu de signes d'instabilité sociale ou politique. L'espérance de vie atteint 86 ans pour les femmes et 83 ans pour les hommes. Le chômage reste contenu à 4,1 % de la population active. La cohésion de la société survit à la paralysie et à la corruption du système politique comme aux catastrophes du tsunami ou de la centrale nucléaire de Fukushima.

Cette stagnation paisible pourrait cependant basculer vers un temps de troubles, tant les risques de rupture s'accumulent. Rupture démographique avec un effondrement de la population de 128 à 86 millions d'habitants d'ici à 2060 (fécondité de 1,4 enfant par femme), tandis que les plus de 60 ans passeront de 25 % à 40 % de la population.

RUPTURE

Rupture économique avec la spirale à la baisse des revenus, de la consommation, de l'investissement et de l'emploi enclenchée par la déflation. Rupture de l'appareil de production confronté à la concurrence des pays émergents d'Asie et des Etats-Unis en même temps qu'au choc énergétique provoqué par l'arrêt des centrales nucléaires (le prix de l'électricité est supérieur de 24 % à la moyenne des pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques).

Rupture financière avec une dette publique, mais aussi privée (160 % du PIB) dont le financement n'a été assuré que par la force de l'épargne japonaise qui détient 94 % des obligations d'Etat, mais qui s'affaiblit avec le vieillissement et la baisse de revenus, tandis que l'excédent traditionnel de la balance commerciale s'est transformé depuis 2011 en déficit (- 58 milliards d'euros en 2012), sous l'effet de l'envolée des importations d'énergie et des représailles commerciales chinoises.

Rupture politique enfin, avec le ressentiment croissant des Japonais contre l'immobilisme et l'impéritie de la classe dirigeante.

Le gouvernement de Shinzo Abe, issu des élections de décembre 2012, se fait fort de renouer avec la croissance par une reflation budgétaire et monétaire tous azimuts. Prenant le contre-pied de la rigueur, le plan de relance de 10 300 milliards de yens (82,4 milliards d'euros) qui a été voté portera le déficit à 11,5 % du PIB, avec pour priorités les infrastructures et la reconstruction des régions touchées par le tsunami (26 milliards d'euros), le développement international des entreprises et l'investissement dans les secteurs d'avenir (22 milliards d'euros).

La Banque du Japon, dont le président Masaaki Shirakawa a été poussé à un départ anticipé, s'est vue mise en demeure d'engager un programme massif de création monétaire en relevant de 1 % à 2 % son objectif d'inflation et de rompre avec la stratégie du yen fort - ce qui s'est traduit par sa dévalorisation de 15 % en deux mois.

DETTE INSOUTENABLE

Ce tournant économique a été salué par une envolée des exportations japonaises et des cours de la Bourse de Tokyo, dont l'indice Nikkei s'est apprécié de 25 % dans les dernières semaines, soit sa meilleure performance depuis 1959.

Pourtant, ce pseudo nouveau cours s'inscrit dans le droit-fil des relances budgétaires et des taux zéro des deux dernières décennies qui n'ont pas réussi à relancer durablement l'activité au Japon tout en l'enterrant sous une dette insoutenable.

Or, si la croissance reste atone, ce qui est loin d'être exclu compte tenu de la démographie et de la perte de compétitivité de l'appareil productif, un brutal dérapage de l'inflation peut intervenir, provoquant un krach obligataire.

Dans le même temps, l'excès de création monétaire favorise la constitution de nouvelles bulles sur les actifs et l'afflux de capitaux spéculatifs. Enfin, la dévaluation compétitive du yen conforte le climat de guerre monétaire et le risque de représailles protectionnistes, notamment chez les pays émergents d'Asie.

Des réformes fondamentales concernant l'ouverture du marché des biens et des services, le marché du travail, le système éducatif, la société de castes, le recours à l'immigration sont la seule solution à ces dilemmes. Mais les Japonais et leurs dirigeants s'accordent pour les refuser, quitte à se suicider par le déclin démographique et par la dette publique.

Nicolas Baverez, économiste et historien

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