La loi antiporno empoisonne l’Indonésie

Pendant qu’en France on disserte sur la burqa, en Indonésie, qui se réclame d’un islam tolérant, les minorités religieuses s’inquiètent des conséquences pour leurs libertés d’une nouvelle loi antipornographie, adoptée sous la pression des partis islamiques alliés au président Susilo Bambang Yudhoyono, dit «SBY», largement réélu pour un nouveau mandat de cinq ans le 8 juillet. Cet ancien général, spécialiste des questions de sécurité, qui se targuait d’avoir rétabli la stabilité dans le plus grand pays musulman du monde, n’a guère eu le temps de savourer sa victoire. A peine avait-il remercié Dieu de son succès avec environ 60 % des voix, contre 28 % à sa principale rivale, l’ancienne présidente Megawati Soekarnoputri, que l’Indonésie était rattrapée par ses vieux démons et la menace récurrente de l’extrémisme islamiste avec le double attentat suicide à Jakarta le 17 juillet.

Dans ce pays encore récemment cité en exemple pour sa modération par la secrétaire d’Etat, Hillary Clinton, l’islam a plus que jamais été au centre de la campagne présidentielle, les trois candidats «non religieux» rivalisant de surenchère pour courtiser le vote islamique. SBY a réuni des dizaines de milliers de fidèles vêtus de blanc et la tête couverte lors d’un dzikir akbar géant pour une prière de masse. Rares il y a quelques années, ces rassemblements religieux sont devenus à la mode. De plus en plus de femmes portent le voile et des familles entières font le pèlerinage de La Mecque, si bien que SBY et son colistier ont fini par demander à leurs épouses de ne plus se montrer tête nue. Megawati Soekarnoputri, en digne fille de feu le président Suharto, était fidèle à la tradition laïque, sans foulard.

Sous l’influence de salafistes venus du Yémen et d’Arabie Saoudite, l’évolution du contexte religieux s’apparente davantage à une «arabisation» qu’à une «réislamisation». Alors que l’islam indonésien restait imprégné de traditions et de religions antérieures, comme le bouddhisme et l’hindouisme, la vision ultraorthodoxe du Moyen-Orient est de plus en plus perceptible. Avec des fonds souvent en provenance des Etats du Golfe.

Après la vague de violences qui avait secoué le pays de 1996 à 2004, SBY avait momentanément réussi à ramener un semblant de calme pendant son premier mandat en faisant alliance avec les partis islamiques, qui lui ont presque tous renouvelé leur soutien. En contrepartie, il leur a donné des gages : ainsi, la charia a été officiellement adoptée dans la province d’Aceh, où il vient de remporter son meilleur score avec près de 90 % des suffrages. Certaines pratiques comme le port obligatoire du voile, la flagellation publique ou la récitation du Coran à l’école ont tendance à s’étendre ailleurs dans l’archipel. Pour ne pas déplaire aux islamistes, leur presse est tolérée par le pouvoir, la censure a fait son apparition sur Internet et les commandos du «Front des défenseurs de l’islam» peuvent impunément saccager des débits d’alcool et des boîtes de nuit durant le ramadan.

Autre concession, le président SBY a poussé à l’adoption, en octobre, par le Parlement, d’une loi contre la pornographie. Approuvé à l’unanimité à l’exception du parti de Megawati, ce texte controversé interdit les images, les poèmes et les danses érotiques, ainsi que tout ce qui est «contraire à la morale». Ses adversaires dénoncent une menace pour l’unité nationale et le pluralisme de cet immense pays archipel de 13 000 îles et 235 millions d’habitants, dont 85 % de musulmans, mais avec des populations de cultures et de religions différentes à Bali, à Sulawesi, aux Moluques, à Bornéo, dans le nord de Sumatra et en Papouasie.

Les minorités redoutent que cette loi ne serve à la promotion de la charia et que des extrémistes l’utilisent pour exercer une police des mœurs contre les réfractaires. Son interprétation peut aussi mener à la confusion, car elle ne définit pas ce qui est «contraire à la morale». Elle permettrait de remettre en cause par la bande d’anciens us et coutumes : en Papouasie, nombre d’aborigènes ne portent qu’un étui pénien, et des statues nues sont caractéristiques de divers groupes tribaux. A Bali, une disposition sur la «tenue correcte» viserait les femmes, dont la tenue traditionnelle va ici ou là des épaules dénudées au torse nu. Les contrevenants encourraient jusqu’à douze ans de prison. Les statues des temples hindouistes n’échapperaient pas non plus à cette vague de pudibonderie. D’ailleurs, en 1985 déjà, un attentat avait endommagé neuf stûpas du temple bouddhiste de Borobudur, dans l’est de Java : aux yeux des radicaux, la présence de ces antiques statues était insupportable en pays musulman, comme les bouddhas de Bamiyan dynamités par les talibans en 2002 en Afghanistan, et ceux de la vallée de Swat au Pakistan, détruits en 2007.

Arrivée en tête des élections à Bali comme dans les autres régions peuplées de minorités, Mme Soekarnoputri avait fustigé une loi antiporno, et le gouverneur de l’île avait annoncé qu’il n’avait nulle intention d’appliquer des normes «contraires à la culture locale et à ses traditions». «Les touristes pourront continuer de se baigner en maillot de bain», a rassuré Pastika, qui a été le chef de la police chargé de l’enquête après les attentats islamistes qui ont fait plus de 200 morts à Bali en 2002 et 2005. Le gouvernement de Jakarta, qui a fait de Bali l’hindouiste sa première vitrine pour recevoir ses hôtes étrangers, y regardera sans doute à deux fois avant de tuer la poule aux œufs d’or.

Dans l’archipel des Moluques et le nord des Célèbes, les populations chrétiennes sont encore sous le choc des ravages de la «guerre sainte» menée au tournant du millénaire par les bandes armées du Laskar Jihad dépêchées pour les convertir. Ces campagnes d’islamisation forcée ont fait entre 5 000 et 10 000 morts, et un demi-million de personnes déplacées. En Papouasie occidentale, l’une des provinces les plus pauvres mais riche en ressources naturelles, une milice islamiste soutenue par l’armée fait régner la terreur et les autochtones chrétiens ou animistes ne se résignent pas à l’annexion de leur pays par l’Indonésie en 1969.

Même l’islam modéré, encore majoritaire en Indonésie, se sent «menacé par la progression du radicalisme, favorable à la création d’un Etat islamique ou d’un califat international», avertissait en avril un rapport publié conjointement par des responsables des deux principales organisations musulmanes du pays. Le prix Nobel de littérature V.S. Naipaul n’avait peut-être pas tort en expliquant dans Jusqu’au bout de la foi le problème d’identité et les traumatismes des peuples convertis dont «on mesure les effets encore aujourd’hui».

Jean-Claude Buhrer, journaliste.