Le monde s’est indigné ces dernières semaines quand les cartels de la drogue ont transformé l’Équateur, une république des Andes relativement stable et de plus en plus démocratique, en un véritable narco-État. Pour la première fois, les Équatoriens voient leur pays tomber sous le contrôle de groupes criminels, un sort auparavant réservé à certains de leurs voisins latino-américains.
La récente flambée semble avoir commencé le 9 août de l’année dernière, lorsque Fernando Villavicencio, un candidat à la présidence qui n’hésitait pas à dénoncer la violence des narcos et la corruption, a été assassiné par des tueurs à gages d’un cartel à Quito, la capitale du pays.
Déjà, à ce moment, l’Équateur connaissait une recrudescence de la violence organisée, et a vu son taux d’homicides passer de 5,8 par 100 000 habitants en 2017 (un des plus bas de la région) à 46,5 en 2023, selon les données les plus récentes, ce chiffre étant susceptible d’augmenter en 2024 selon la police équatorienne, qui prévoit une augmentation de 66 % des homicides cette année. L’Équateur est sur le point de dépasser tous les autres pays d’Amérique du Sud en matière de taux d’homicides — la Colombie étant désormais en deuxième position —, et ce, en un temps record.
Le 15 octobre, Daniel Noboa, un ancien magnat de la banane devenu président du pays, a été élu en misant sur la vague de popularité pour les programmes politiques contre la violence des cartels en Équateur. Cependant, peu après son entrée en fonction, Noboa a rapidement déclaré un « État d’exception », suspendant les libertés civiles et l’État de droit en faveur d’une action policière et militaire plus audacieuse.
La semaine dernière, deux importants chefs de cartels se sont évadés de prison : Adolfo Macias, du gang Los Choneros, et Fabricio Colon Pico, du groupe Los Lobos, deux cartels importants en Équateur. Cette semaine, des criminels armés de grenades et d’armes à feu ont pris en otage une équipe de télévision dans son studio, au moment même où des gardiens de prison et des policiers étaient également pris en otage par un groupe de trafiquants de drogue dans un autre secteur du pays.
En réponse, Noboa a reconnu qu’il s’agissait d’un « conflit armé interne », a déployé l’armée équatorienne dans les rues et a étendu les pouvoirs de l’État pour « lutter » contre les cartels.
Alors, pourquoi la violence des cartels augmente-t-elle et pourquoi la guerre contre les cartels ne fonctionne-t-elle pas ?
La crise criminelle qui sévit en Équateur est avant tout le résultat direct de la demande toujours croissante de drogues dans les pays (pour la plupart) riches. Tant qu’il y aura une demande de drogues, et que ces drogues seront illégales, il y aura des cartels prêts à les fournir. La consommation de drogues dures n’a cessé d’augmenter depuis le début de la guerre contre la drogue, il y a plus de 50 ans, et, comme tout autre marché économique, l’offre s’adapte à la demande.
Au Mexique et en Bolivie, par exemple, la demande croissante pour l’héroïne et la cocaïne aux États-Unis a entraîné une augmentation rapide de la culture du pavot à opium et de la production d’héroïne et de cocaïne. Si l’on ne s’attaque pas à cette demande, elle continuera d’augmenter, et les cartels de la drogue continueront de produire.
Deuxièmement, les cartels de Colombie, du Mexique, du Brésil, du Venezuela et d’autres pays voisins ayant été chassés par la diminution des marchés locaux de la drogue, les cartels concurrents et le gouvernement, une grande partie d’entre eux se sont retrouvés en Équateur, qui était, jusqu’à une date récente, très peu touché par les grands cartels de la drogue. Par exemple, le groupe vénézuélien du Tren de Aragua, connu pour sa violence sans pitié, a commencé à faire son apparition en Équateur. Il en va de même pour les gangs mexicains et colombiens présents à Quito et à Guayaquil.
Un autre facteur notable est l’approche militarisée. La violence engendrant la violence, l’État d’exception de Noboa risque d’aggraver la situation. Le prédécesseur de Noboa, Guillermo Lasso, a encouragé l’intervention de la police et de l’armée contre les narcotrafiquants, ce qui a entraîné une augmentation du nombre de démantèlements de cartels et de la violence. L’adoption d’une approche violente ne fera que créer davantage de cartels, car elle encourage ces derniers à se diviser et à s’engager dans des confrontations directes avec l’État et d’autres cartels.
Ce faisant, M. Noboa s’est rallié aux politiques de certains de ses prédécesseurs et contemporains, politiques dont l’échec a été démontré. Il s’agit notamment des présidents Felipe Calderón au Mexique, d’Álvaro Uribe en Colombie et de Jair Bolsonaro au Brésil. Tous ont étendu les pouvoirs de la police et de l’armée contre les cartels de la drogue au moment où ils étaient aux prises avec une montée de violence criminelle, pour finalement voir la violence et l’insécurité s’accroître en raison de leurs politiques.
Ces politiques ont déjà fait des millions de morts et créé des crises migratoires au cours des cinq dernières décennies, tandis que la région continue d’être prise en otage par les cartels de la drogue et que la qualité de vie et les libertés civiles s’amenuisent.
Si les gouvernements sont incapables de s’attaquer à la cause première de la formation des cartels, à savoir les conditions socio-économiques et l’offre et la demande de drogues illicites, les cartels de la drogue continueront à se développer. Plus les cartels se développeront, plus le gouvernement répondra par la violence et la suspension des libertés, ce qui entraînera davantage de morts et de répression. Les causes profondes ne seront pas traitées et le cercle vicieux se répétera.
Malheureusement, en l’absence de tout signe de volonté ou de capacité de Noboa ou de tout autre homme politique important en Équateur à changer d’approche, la violence ne trouvera pas sa fin, et pourrait même s’intensifier.
Présentement en Équateur, Joseph Bouchard est un journaliste indépendant québécois couvrant les enjeux géopolitiques des Amériques, avec de l’expérience terrain en Colombie, au Brésil et en Bolivie. Il a fait ses études universitaires en relations internationales et études latino-américaines.