Haut-Karabakh, à l’ombre des cicatrices et des traumatismes

«J’en rêve la nuit.» Un père azerbaïdjanais montre une photo de sa fille prise en 1986 au Haut-Karabakh à Khanhendi, appelée Stepanakert par les Arméniens. La famille a dû quitter la ville de son enfance en 1988, lors de la première guerre du Haut-Karabakh. Bakou, 7 octobre 2023. — © Aziz Karimov / keystone-sda.ch
«J’en rêve la nuit.» Un père azerbaïdjanais montre une photo de sa fille prise en 1986 au Haut-Karabakh à Khanhendi, appelée Stepanakert par les Arméniens. La famille a dû quitter la ville de son enfance en 1988, lors de la première guerre du Haut-Karabakh. Bakou, 7 octobre 2023. — © Aziz Karimov / keystone-sda.ch

Prague, République tchèque

Minuit passé, dans une ville que je considère comme ma seconde patrie. Je suis assise avec deux amis, également journalistes, nous sommes plongés dans une ardente discussion sur la guerre d’Israël contre Gaza. L’endroit grouille de monde avec des rythmes de jazz relax en fond sonore, mais il n’y a que nous, à notre table, essayant de donner un sens à ce qui se passe, à la réaction du monde, établissant des parallèles avec le passé récent et les guerres et conflits que nous avons couverts au cours de notre vie de journalistes dans la région – des conflits en abondance, vu d’où nous venons: l’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan.

Au bout de deux heures, deux d’entre nous restons fidèles à notre vision de l’ordre mondial – guidé par une poignée de puissants qui s’approprient le pouvoir politique aux dépens de ceux qui n’ont aucun pouvoir. Les mots en «-ismes» et les excuses, les dirigeants qui n’ont pas de comptes à rendre et le mépris total des vies humaines.

Pour notre troisième ami, sous pression: notre simple existence et notre capacité à voir la situation dans son ensemble s’améliorent, laissent entrevoir la possibilité d’un avenir meilleur. Après tout, nous avons le pouvoir, le pouvoir de la compréhension, de l’humilité et de la compassion les uns envers les autres.

Dans un monde normal – peu importe ce que cela signifie pour vous aujourd’hui – ces qualités auraient pu être des traits dont nous aurions pu être fiers, mais dans ce monde, elles sont plutôt un fardeau. Parce que, dans ce monde, à moins de déshumaniser «l’autre», vous n’êtes pas digne de vos racines, vous êtes un traître.

«Nous contre eux», ce récit qui revient toujours pour diviser le monde

Alors pourquoi se donner la peine? Lorsque personne ne veut écouter, que l’on se noie dans la désinformation et que des dirigeants avides de pouvoir sont à la barre, pourquoi se donner la peine de prouver quoi que ce soit à qui que ce soit? Cela vaut-il la peine de guérir les profondes cicatrices et les traumatismes causés par cette folie pendant des décennies?

Plus de 100 000 personnes ont quitté le Haut-Karabakh en quelques jours après la victoire de l’armée de Bakou, sur les 120 000 que comptait le Haut-Karabakh. A Kornidzor, à la frontière arménienne, le 24 septembre 2023. — © ALAIN JOCARD / AFP
Plus de 100 000 personnes ont quitté le Haut-Karabakh en quelques jours après la victoire de l’armée de Bakou, sur les 120 000 que comptait le Haut-Karabakh. A Kornidzor, à la frontière arménienne, le 24 septembre 2023. — © ALAIN JOCARD / AFP

Je ne cesse de penser à cette question en regardant, lisant et écoutant la couverture de la guerre d’Israël contre Gaza et la façon dont, une nouvelle fois, le monde a été divisé dans un récit «nous contre eux», négligeant l’histoire, le contexte, et s’engageant dans une déshumanisation aux proportions jamais vues auparavant.

Alors, allons-nous un jour guérir? Permettez-moi d’être franche. Nous ne guérirons pas. Si quelqu’un m’avait posé cette question il y a 15 ans, lorsque j’ai commencé à travailler sur la transformation des conflits et la réconciliation, j’aurais répondu qu’il y avait de l’espoir. Mais lorsque je repense à mes racines et à la façon dont le gouvernement de mon pays n’a pas réussi à guérir les blessures par le dialogue et la réconciliation et a préféré la violence, l’incitation à la haine et la guerre, je me dis que non, nous ne guérirons pas. Nous n’y sommes pas parvenus en trente ans et nous n’y parviendrons pas aujourd’hui. C’est sombre. Mais c’est aussi la vérité.

La vengeance pour seule réponse

Après la première guerre du Karabakh et la défaite de l’Azerbaïdjan, des générations ont été élevées dans l’idée que pour les déplacements de population, les crimes de guerre et les atrocités, la vengeance était la seule réponse.

Une Arménienne qui a quitté le Haut-Karabakh arrive au camp de Goris, dans la région de Siyunik, en Arménie. 29 septembre 2023. — © Vasily Krestyaninov / keystone-sda.ch
Une Arménienne qui a quitté le Haut-Karabakh arrive au camp de Goris, dans la région de Siyunik, en Arménie. 29 septembre 2023. — © Vasily Krestyaninov / keystone-sda.ch

Cette vengeance est arrivée le 27 septembre 2020, lors de la deuxième guerre du Karabakh.
A l’époque, dans un essai personnel, j’ai écrit que «nous [étions] une génération de la guerre, qui avait grandi avec la rhétorique de la guerre, la colère, la frustration, et une question imminente – quand cette guerre se terminera-t-elle? Pendant des décennies, nous avons vu les deux parties user et abuser de ce conflit à des fins politiques. En Azerbaïdjan, nous avons vu comment les Azerbaïdjanais déplacés à l’intérieur du pays ont été humiliés, contraints de vivre dans des conditions qui étaient et restent loin d’être humaines. Parce que leur offrir une vie meilleure serait se priver d’une monnaie d’échange, utilisée par les mêmes dirigeants qui négociaient une résolution. Ces mêmes dirigeants, plus corrompus après chaque année de pouvoir. Ces mêmes dirigeants qui faisaient sans cesse des promesses, mais ne les tenaient jamais».

Au cours de la guerre de 2020, qui a duré quarante-quatre jours, ils ont finalement tenu leur promesse et ont restitué les terres, en même temps que des milliers de sacs mortuaires pour soldats.
A un moment donné de la deuxième guerre du Karabakh, alors que je travaillais avec l’équipe de CNN International pour rendre compte de la guerre, j’ai renoncé à parler du bilan humain et de l’importance de la vie humaine. Pour reprendre les termes du politologue Norman Finkelstein, dans un entretien récent avec Ch ris Hedges, «cela semblait inutile et sans but». Je me suis abstenue d’écrire sur la guerre, son impact sur la société et la destruction morale qu’elle a laissée derrière elle.

Une crise humanitaire sous les yeux du monde entier

Peut-être était-ce la dernière fois que des êtres chers partaient au front, pensaient les gens? Hélas, cela s’est révélé faux. Aucun accord de paix n’était en vue, les promesses de coexistence étaient creuses et les réunions diplomatiques futiles, alimentant la crainte d’une nouvelle guerre. Puis vint le blocage du corridor de Latchine, lorsqu’un groupe de soi-disant écologistes commença ce qui allait devenir une occupation de neuf mois. Peu à peu, les Arméniens du Karabakh ont été privés de leurs moyens de subsistance essentiels; une crise humanitaire se déroula sous les yeux du monde entier. Et le 19 septembre 2023, l’opération «Blitzkrieg» de vingt-quatre heures au Karabakh changea le statut d’un conflit qui durait depuis trois décennies.

Le Haut-Karabakh, comme on l’appelait autrefois, n’existe plus. La quasi-totalité des 120 000 Arméniens du Karabakh ont décidé de fuir, car aucun d’entre eux ne faisait confiance au gouvernement azerbaïdjanais. J’étais jeune lorsque des milliers d’Azerbaïdjanais ont fui leurs maisons pendant la première guerre, et aujourd’hui, j’assiste à un exode similaire, de l’autre côté cette fois.

Nous sommes une génération de la guerre, une génération qui vivra dans l’ombre des guerres qui ont laissé des cicatrices indélébiles. Nous ne guérirons pas, pas de notre vivant en tout cas. Parce que rien n’a changé.

Trente années n’ont pas changé la haine des peuples d’Azerbaïdjan et d’Arménie.

Le recours à la guerre, la solution la plus facile

John Steinbeck a dit un jour: «Toute guerre est le symptôme de l’échec de l’homme en tant qu’animal pensant». Les animaux pensants de l’ordre mondial actuel, en position de prendre des décisions, disposant d’armées et de plus de pouvoir que jamais auparavant, ont eu recours à la guerre, parce que c’est plus facile, surtout lorsqu’une des parties est plus puissante que l’autre.

Le président d’Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, embrasse le drapeau de son pays, planté dans le village d’Askaran, au Haut-Karabkh, reconquis après l’opération de guerre éclair du 19 septembre 2023. Askaran, 15 octobre 2023. — © STRINGER / keystone-sda.ch
Le président d’Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, embrasse le drapeau de son pays, planté dans le village d’Askaran, au Haut-Karabkh, reconquis après l’opération de guerre éclair du 19 septembre 2023. Askaran, 15 octobre 2023. — © STRINGER / keystone-sda.ch

Ni les Azerbaïdjanais ni les Arméniens ne méritent de vivre cela. Tout comme ils ne méritent pas de grandir, de vivre et de vieillir dans l’inimitié et la haine les uns envers les autres, qui durent depuis des générations et qui perdureront jusqu’à ce qu’un jour, peut-être, cela change.

J’ai souvent imaginé un scénario différent pour nos pays: des dirigeants forts, engagés en faveur de la paix, bénéficiant d’un véritable soutien international, naviguant à travers les obstacles géographiques, régionaux et politiques complexes, décidant que la haine de la population était bien plus importante qu’une mainmise sur le pouvoir. Ce vœu pieux n’a pas duré longtemps. J’ai fini par comprendre que la différence entre le peuple qui veut un avenir meilleur et ceux qui sont au pouvoir et qui décident en notre nom, c’est que nous laissons les fantômes du passé nous tourmenter, pas eux. Ainsi, tourmentés par le passé, nous continuerons à vivre, dans l’ombre de cicatrices et de traumatismes vieux de plusieurs décennies.

Arzu Geybulla, éditorialiste, spécialisée sur les questions numériques et politiques.

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