L’armée polonaise, la plus forte d’Europe?

Des soldats polonais se tiennent près d’obusiers K9 lors d’un exercice militaire dans un champ de tir. Orzysz, 30 mars 2023. — © Kacper Pempel/Reuters
Des soldats polonais se tiennent près d’obusiers K9 lors d’un exercice militaire dans un champ de tir. Orzysz, 30 mars 2023. — © Kacper Pempel/Reuters

On croit de plus en plus que la Pologne aura bientôt l’armée la plus puissante d’Europe. Le parti au pouvoir en Pologne, Droit et Justice (PiS), ne manque pas une occasion de faire passer ce message, et on l’entend de plus en plus souvent à l’étranger. Mais est-ce vrai?

Cette affirmation repose en grande partie sur les achats d’armes sans précédent du gouvernement PiS et sur ses projets visant à porter l’armée à 300 000 soldats d’ici à 2035. En vertu de la nouvelle loi sur la défense nationale, les dépenses militaires devraient atteindre 3% du PIB cette année, soit un point de pourcentage de plus que ce qui est généralement attendu des membres de l’OTAN. Jaroslaw Kaczynski, le dirigeant de facto de la Pologne, qui occupe officiellement le poste de vice-premier ministre, a publiquement envisagé un objectif à plus long terme de 5% du PIB.

Des dons à l’Ukraine qui mettent en jeu la sécurité

En réponse à l’invasion massive de l’Ukraine voisine par la Russie, la Pologne est en train de renforcer son armée – qui compte actuellement 128 000 personnes actives et environ 36 000 membres des troupes de défense territoriale – et ses achats d’armes, à la fois pour muscler sa propre défense et pour réapprovisionner ses stocks. La Pologne a fait don à l’Ukraine de tant d’avions, de chars, de canons, de véhicules de combat et d’autres équipements que, sans un réapprovisionnement rapide, elle serait en passe de perdre pas loin de la moitié de ses capacités de défense.

Alors que tous les gouvernements depuis la création de la troisième République polonaise en 1990 ont dépensé autant qu’ils le pouvaient pour la chose militaire, l’administration du PiS a recours à un fonds spécial en dehors du budget de l’Etat (au sein d’une banque d’Etat) pour financer ses achats d’armes par la dette. Elle s’appuie sur deux fournisseurs: les Etats-Unis et la Corée du Sud, dont les équipements compatibles avec l’OTAN sont disponibles, prêts à servir.

Pour mener à bien cette expansion militaire, Varsovie a besoin de 1682 chars, 3074 véhicules de combat d’infanterie et véhicules blindés de transport de troupes, 1008 systèmes d’artillerie (sans compter les mortiers) et 648 lance-roquettes multi-propulsés. Elle vise également à disposer de 160 avions de combat en opération, ce qui représente une augmentation substantielle par rapport aux 48 F-16, à la douzaine de MiG-29 soviétiques (qui ont été envoyés en Ukraine) et à la douzaine de Su-22, qui sont de moins en moins utilisables. Pour ce faire, elle a acheté 32 avions multifonctions F-35A et 48 avions légers d’entraînement au combat FA-50, et commandé 96 hélicoptères AH-64E Apache.

Alors que la Pologne possède déjà 233 chars Leopard 2, elle a également commandé 366 chars M1 Abrams et 180 chars K2 – une autre augmentation substantielle de son approvisionnement actuel de 14 Abrams et 28 K2. Il est prévu de commander 820 chars coréens K2/K2PL supplémentaires, ce qui portera la division blindée à 1599 unités. Ces chars seront accompagnés de 212 obusiers K9A1 supplémentaires et de 460 K9A1/K9PL supplémentaires.

La filière d’approvisionnement de la Pologne comprend aussi des contrats pour 20 Himars américains (dont sept déjà arrivés) et 218 lanceurs K239 Chunmoo, en plus des achats récemment annoncés de 70 lanceurs K239 supplémentaires et de 486 Himars supplémentaires (plus que les Etats-Unis n’en ont jamais produit). Au total, cela porterait l’arsenal polonais de lance-roquettes à 794.

L’industrie nationale snobée

Ces annonces sont certainement impressionnantes, et c’est précisément l’intention du gouvernement PiS. Peu importe que les achats prévus aient été effectués sans appel d’offres gouvernemental, à partir d’une position de négociation faible, et sans obligation de compensation de la part des contractants. Dans des conditions normales, les accords d’achat auraient comporté de bien meilleures conditions pour protéger les intérêts des contribuables et de l’industrie de la défense polonaise.

Pire encore, le PiS a déjà de mauvais antécédents dans ce domaine. Au début de son mandat, le parti a annulé des contrats portant sur huit batteries Patriot et des dizaines d’hélicoptères Caracal, ce qui a envenimé les relations franco-polonaises. M. Kaczynski a également limogé de manière impulsive des généraux importants, convaincu de façon paranoïaque qu’ils étaient loyaux envers son prédécesseur et rival politique, l’ancien premier ministre Donald Tusk.

Il reste en outre à savoir comment la Pologne se procurera les munitions pour 794 lance-roquettes et des centaines de chars. Le média militaire Defence24 a calculé que les coûts au cours de la prochaine décennie atteindraient mille milliards de zlotys (250 milliards de dollars), l’équipement de base ne représentant que 25 à 33% du total. Le gouvernement n’a pas non plus pris en compte les coûts supplémentaires liés aux infrastructures, au personnel, à la formation, à l’équipement de soutien et à l’entretien.

Mais une division de chars ne se résume pas à des chars. Il y a aussi des centaines de véhicules techniques, de commandement, de reconnaissance, de communication, de sapeurs et d’assainissement. Chaque division doit être armée d’un système de défense aérienne multicouche composé de stations de radiolocalisation et de lanceurs de missiles antiaériens de différentes portées. Les opérations logistiques et les activités d’entraînement quotidiennes nécessiteront à elles seules des centaines de camions et de véhicules tout-terrain.

Une stratégie absente

Les généraux polonais avertissent que la frénésie actuelle des dépenses n’a été précédée d’aucune stratégie de défense globale. Et, comme l’ont souligné de nombreux commentateurs, c’est une pure folie de saper l’industrie nationale de l’armement polonaise en l’excluant de la procédure habituelle d’appel d’offres. Les armes fabriquées en Pologne – comme les véhicules blindés de transport de troupes Rosomak, les obusiers Krab et les véhicules d’infanterie Borsuki – ont bien fonctionné en Ukraine, et l’armée ukrainienne en a déjà commandé d’autres.

Certes, le général polonais Roman Polko soutient les récents achats d’équipement, arguant que la Pologne se trouve dans une situation différente de celle de l’Ukraine et qu’elle doit donc préparer sa défense différemment. «Nous assumons la défense collective (au sein de l’OTAN), explique-t-il, mais nous n’oublions jamais que nous devons être prêts à repousser la première frappe. Pour que Boutcha [le site d’un massacre d’Ukrainiens par des Russes] ne se répète pas en Pologne».

Mais d’autres sont plus critiques. Selon Mieczyslaw Gocul, un général à la retraite qui a déjà occupé le poste de chef d’état-major de l’armée de 2013 à 2017, «seul un fou peut dire que l’armée en temps de paix est supposée compter 300 000 soldats».

La Pologne s’est lancée dans un plan impressionnant et ambitieux d’expansion et de modernisation de son armée, mais elle n’est pas du tout préparée à l’utiliser. En effet, on ne sait même pas comment le gouvernement compte financer ces achats initiaux ou l’enrôlement et la formation de 150 000 soldats supplémentaires. Si Kaczynski et ses collègues populistes anti-allemands et anti-occidentaux étaient sérieux au sujet de la défense de la Pologne, ils se concentreraient moins sur des achats tape-à-l’œil et plus sur la réparation des alliances stratégiques qu’ils ont sapées.

Slawomir Sierakowski, fondateur de la revue et laboratoire d’idées Krytyka Polityczna («Politique critique»), est analyste senior au sein de l’important Conseil allemand des relations étrangères.

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