La crise algérienne au prisme de la guerre au Mali

L’intervention militaire au Mali a suscité en Algérie et ailleurs de nombreuses critiques, accusant le pouvoir socialiste français de démons néocoloniaux. L’objection n’est pas totalement infondée dans une région dont le sous-sol recèle des matières premières comme l’uranium et les hydrocarbures, qui attisent les appétits de puissances occidentales inquiètes de l’implantation économique grandissante chinoise en Afrique. L’intervention militaire française n’est certes pas dénuée d’arrière-pensées néocoloniales, mais il faut convenir qu’elle est aussi le résultat de l’échec des Etats de la région - au premier rang desquels l’Algérie -, incapables de mettre en œuvre une politique étrangère qui tienne à l’écart les puissances occidentales.

Le déploiement militaire de la France a été demandé par les Maliens dès lors que les colonnes de rebelles avaient commencé à marcher sur Bamako, ce qui aurait provoqué un effet domino sur le Niger et sur les autres pays voisins. Les autorités du Mali n’avaient pas les moyens de les arrêter et elles auraient dû compter sur le grand voisin algérien, qui s’était dérobé de son devoir de puissance régionale. De ce point de vue, la responsabilité de l’Algérie est pleine et entière, car elle aurait dû intervenir militairement dans le cadre de résolutions de l’Union africaine et du Conseil de sécurité de l’ONU pour aider les autorités de Bamako à rétablir la paix, ce qui aurait évité le recours à une puissance occidentale. L’armée algérienne, la mieux équipée de la région, aurait pu donner un exemple de solidarité africaine. C’est l’indisponibilité d’Alger qui a poussé les autorités de Bamako à faire appel à l’ancienne puissance coloniale. Cette défaillance de l’Algérie aura des conséquences néfastes dans les rapports avec des voisins qui cherchaient l’aide du grand frère.

En réalité, la bonne question est : pourquoi l’Algérie a-t-elle refusé de prendre ses responsabilités régionales et pourquoi elle a été hostile à la solution militaire alors que, s’agissant de ses propres islamistes, elle s’était opposée à toute négociation, notamment lors du «contrat de Rome» en 1995, privilégiant la «guerre totale» ? Pour répondre à cette question, il faut revenir à la nature du régime algérien dans lequel les civils, président compris, n’ont qu’un rôle de figuration. Les événements d’In Amenas ont montré de manière caricaturale à la communauté internationale ce que l’on sait localement depuis toujours : le président algérien n’a aucun pouvoir. En effet, ni lui ni son ministre des Affaires étrangères n’ont joué le rôle attendu d’eux par l’opinion publique nationale et internationale. Pour autant, la faiblesse du pouvoir civil ne signifie pas que la hiérarchie militaire est homogène ; elle est divisée et chaque officier supérieur a ses propres opinions sur la politique intérieure et extérieure. Composée de plusieurs dizaines de généraux qui ne se montrent jamais publiquement, la hiérarchie militaire n’a pas produit un chef dans lequel les généraux se reconnaîtraient et qui aurait l’ascendant sur eux. Il n’y a pas un chef militaire incontesté et, depuis le colonel Houari Boumediene, l’armée n’a pas donné au pays un homme d’Etat. Il y a un ministre délégué à la Défense, le général Abdelmalek Guenaïzia, mais il est en retrait de la scène politique. Quant au chef d’état-major de l’Armée nationale populaire (ANP), le général Gaïd Salah, handicapé par son âge (près de 80 ans), il n’a été désigné à ce poste que pour présider aux cérémonies de promotions des officiers aux grades supérieurs.

La cause de l’indécision de l’Algérie au Mali est à rechercher dans cette structure éclatée du pouvoir politique qui paralyse le sommet de l’Etat. Malgré les apparences d’unité et les nécessités de solidarité de corps, le commandement militaire est composé d’appareils concurrents. La sanglante lutte antiterroriste des années 90 a certes unifié l’armée autour de cet objectif, mais elle a aussi fragmenté la surface au sommet du pouvoir au profit du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), service dépendant de l’état-major. Au fil du temps, cet appareil a étendu son pouvoir tentaculaire dans les casernes, l’administration et les médias, ne rendant compte désormais à aucune instance hiérarchique supérieure. Selon des indiscrétions d’officiers qui se confient en privé, c’est désormais l’état-major qui obéit au DRS.

C’est en effet ce dernier qui décide des promotions aux fonctions militaires et civiles dans l’armée et dans l’administration gouvernementale ; et c’est lui qui apprécie la situation intérieure et extérieure et qui confectionne les rapports pour évaluer les intérêts du régime, rapports sur la base desquels est décidée, entre autres, la politique étrangère. Le DRS a ainsi estimé que l’intervention militaire au Mali était contraire aux intérêts du pays, «vendant» d’abord aux journaux - sur lesquels il fait pression par le chantage à la publicité - le discours sur le retour du colonialisme français dans la région. D’où les articles au vitriol contre Bouteflika, accusé d’avoir autorisé le survol de l’espace aérien par les avions français engagés au Mali, allant jusqu’à l’accuser de collusion avec l’ancienne puissance coloniale. Il était ensuite facile de mobiliser les petits partis «faits maison» pour lancer une campagne contre Bouteflika qui rappelle celle contre le président Liamine Zéroual le poussant à la démission en automne 1998.

Pourtant, c’est probablement l’état-major qui a donné l’autorisation du survol de l’espace aérien. Confronté à l’incohérence de la position officielle sur les événements du Mali, le commandement militaire, au-delà de ses tiraillements, ne pouvait pas dire non à la demande française. Comment en effet expliquer aux pays africains et occidentaux cette hostilité à la solution militaire au Nord-Mali, alors qu’en Algérie les islamistes, bien que vainqueurs des élections, avaient été réprimés par la force ? Les chancelleries étrangères et l’opinion publique malienne ne comprendraient pas la position algérienne, alors même que la presse anglo-saxonne rapporte souvent que les services algériens ont des agents doubles parmi les rebelles du Nord-Mali, fournissant une partie de la logistique au Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA), à Ansar ed-Dine et même à Aqmi. La réalité est que le DRS ne veut pas que l’armée régulière remporte des victoires contre les islamistes, cherchant à être seul sur ce terrain avec sa propre stratégie pour combattre ces organisations en les infiltrant et en les manipulant pour les affaiblir. Cette stratégie a eu quelque succès en Algérie mais, sur le plan international, elle rencontre des limites.

Les événements du Mali indiquent que le poids excessif qu’a le DRS dans le champ politique est incompatible avec la structure des relations internationales. La mise à niveau de l’Etat algérien avec les coutumes qui régissent les relations internationales est à l’évidence urgente à entreprendre. Les événements sanglants au Sahel ne sont pas qu’une crise malienne ; ils révèlent aussi la profondeur des dissensions au sommet de l’Etat en Algérie et de la crise de son système politique.

Par Lahouari Addi, professeur à l’IEP de Lyon, membre de Triangle (laboratoire du CNRS)

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